Longtemps Conseiller national au Parlement de la Confédération suisse puis Rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, Jean Ziegler est aujourd’hui membre du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Lesbos, la honte de l’Europe », aux éditions du Seuil.
1/ Les dépenses investies selon vous dans « la technologie des frontières » en Europe s’élèvent à 15 milliards d’euros. D’où vient cette conclusion ?
La technologie des frontières ne cesse d’innover. Par exemple, les murs érigés sur les frontières sont aujourd’hui dotés de mitrailleuses auto-déclenchables. L’être humain qui s’en approche à 300 mètres entend d’abord un avertissement – émis en trois langues et à plusieurs reprises – qui lui ordonne de faire demi-tour. S’il continue d’avancer, il est abattu par la mitrailleuse dont le tir se déclenche automatiquement. Des drones ultra-performants surveillent nuit et jour les mouvements des réfugiés. Des satellites géostationnaires sont positionnés au-dessus du détroit de Gibraltar, de la mer Égée et du nord du Sahara. Pour détecter les réfugiés cachés dans des camions en Serbie ou au nord de la Bosnie, une nouvelle technologie permet de capter les battements de cœur et de mesurer le volume d’air respiré. Ces scanners aux rayons X sont extrêmement onéreux : un seul appareil coûte 1,6 million d’euros.
Aujourd’hui, les dépenses pour la sécurisation technologique des frontières s’élèvent à 15 milliards d’euros par an. Elles atteindront, selon les prévisions, 29 milliards d’euros en 2022. Tout cela profite évidemment aux marchands d’armes… et incombe aux contribuables européens.
Pour les marchands de canons, les industriels de l’armement et les trafiquants d’armes, la lutte contre les réfugiés et les migrants est désormais plus rentable que toutes les guerres réunies du Yémen, de Syrie et du Darfour. L’Union européenne (UE) vient de publier ses perspectives budgétaires. Jusqu’en 2027, les dotations des deux postes intitulés « Sécurité des frontières » et « Migrations » seront portées à 34,9 milliards d’euros. FRONTEX, l’organisation militaire chargée de sécuriser la frontière sud de la forteresse Europe, verra son budget augmenter de 12 milliards d’euros sur la période 2021-2027. Avec les garde-côtes grecs, eux aussi financés par l’UE, les bateaux de guerre de FRONTEX interceptent en haute mer les embarcations des réfugiés. Par la violence, ils les empêchent d’accoster sur les côtes de l’Europe.
Dans l’esprit de l’UE, les réfugiés constituent une menace pour l’Europe. Le Commissaire européen en charge de la politique des réfugiés, Margaritis Schinas, est en tête d’un dicastère que la Commission a nommé « Migration et promotion du mode de vie européen ». En pratiquant la chasse à l‘homme dans la mer Égée (en Méditerranée et le long des frontières terrestres de l’Europe méridionale), l’UE empêche les persécutés de déposer une demande d’asile.
2/ Vous êtes très sévère avec Filippo Grandi, actuel Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés. Pourquoi ?
Le Haut Commissaire aux réfugiés des Nations unies doit veiller à l’application de la Convention de l’ONU relative au statut des réfugiés de 1951. Il fonctionne selon un principe de subsidiarité : ce qu’un État membre de l’ONU peut faire, le Haut Commissaire ne le fait pas.
Dans les camps de premier accueil, les hot spots des îles grecques de la mer Égée, où 34.000 hommes, femmes et enfants sont enfermés souvent depuis 3 à 4 ans, dans des abris précaires, suroccupés, manquant de nourriture, souffrant de conditions hygiéniques abominables, les réfugiés sont traités comme des animaux. Les camps sont administrés par la Grèce et financés par l’UE. Ces camps sont une honte pour l’Europe.
Dans de telles situations de carence et d’échec, aucune subsidiarité ne peut être invoquée. La totale passivité de l’ONU est un scandale.
3/ Jusqu’où peut-on ouvrir les frontières aux réfugiés ?
La question n’a pas lieu d’être.
Quiconque est menacé – torturé, bombardé – dans son pays d’origine a le droit de traverser une frontière et de demander protection dans un autre État. Le droit d’asile est une conquête de civilisation. C’est un droit de l’homme universel, garanti par l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme de 1948 et par la Convention internationale relative au statut des réfugiés de 1951. Tout réfugié a le droit de déposer une demande d’asile. Aucun État n’a le droit de fermer ses frontières au demandeur d’asile. L’État hôte peut ensuite, après interrogatoire et enquête, accepter ou refuser la demande d’asile. Mais refuser au persécuté de déposer sa demande – par la fermeture des frontières – est un crime contre l’humanité.
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