Michel Musolino, économiste et écrivain, répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « La théorie du complot pour les nuls » chez First editions.
Comment expliquer le développement des thèses complotistes ?
Une première réponse, évidente, vient à l’esprit : internet. Internet réussit à combiner le « plus moderne et le plus archaïque » selon la belle formule de Guy Debord. Internet a donné une caisse de résonance à l’échelle du « village planétaire » aux ragots que propageaient les soulards et les commères dans les villages d’autrefois. Internet a permis « l’invasion des imbéciles » dont parlait Umberto Eco. L’agitation autour du mouvement des gilets jaunes en est un exemple. Un analphabète comme Étienne Chouard pourtant « professeur d’économie », est devenu une sorte de maître à penser alors que, de son propre aveu, il a « appris » les mécanismes de la création monétaire par un film bêtement complotiste vu sur internet.
Son ami André-Jacques Holbecq a réussi l’exploit d’imposer l’appellation crapuleuse de « loi Rothschild » pour définir la loi de 1973 limitant le recours à la planche à billets.
Certains leaders politiques de premier plan ont glané cette idée sur internet et l’utilisent comme argument politique pour dénoncer le complot de la BCE contre les peuples.
Mais internet n’est qu’un média, un moyen. Derrière le complotisme il y a tout simplement la lame de fond de la montée d’une idéologie réactionnaire, populiste, fascisante, qui a besoin de boucs émissaires pour pallier au désarroi dans lequel nous plonge l’évolution du monde.
Faire appel à la théorie du complot est devenu une sorte de réflexe pavlovien face à des phénomènes qui n’ont pas d’explication simple : ce fut le cas pour le 11 septembre. Depuis le recours à la théorie du complot s’est généralisé. On l’a évoquée pour l’incendie de Notre Dame ou l’effondrement du pont de Gênes. Certains ont même crié au complot pour masquer leurs frasques sexuelles ou l’origine de leurs beaux costumes…
Comment distinguer la critique légitime des stratégies d’influence et le complotisme ?
Question délicate ! L’histoire des complots et du complotisme est une sorte d’anneau de Moebius où le vrai et le faux s’entremêlent. Il est souvent arrivé que la dénonciation d’un complot, imaginaire, soit utilisée pour masquer un complot bien réel. Ça a été le cas avec le « complot des blouses blanches » en URSS ou avec le maccarthysme aux États-Unis. Le cas le plus célèbre reste celui de l’incendie du Reichstag, lorsqu’en dénonçant un prétendu complot communiste, les nazis ont pu réaliser le leur, et imposer la dictature aux Allemands. Aujourd’hui il est fort possible que, sur certains sujets, le complotisme et l’anti-complotisme soient les deux mâchoires du même piège.
Il faut considérer la théorie du complot comme une énigme posée à notre intelligence.
Voire des complots partout est stupide, n’en voir nulle part n’est pas prudent.
Il faut toujours se poser la question cui prodest ?
Lorsque Orban ou Salvini font de George Soros le grand comploteur organisant l’invasion de l’Europe par des hordes d’immigrés, il suffit de quelques recherches (y compris sur internet) pour apprendre que cette accusation a été décidée et artificiellement bâtie par des « spin doctors ». La théorie du complot se résume souvent à ce que Eco appelait, justement, la construction d’un ennemi. La politique étrangère américaine en est le meilleur exemple.
Y a-t-il des remèdes au complotisme ?
Question complexe. Il faut d’abord éviter les réponses simplistes et attribuer la théorie du complot à une quelconque pathologie sociale. Dire que les complotistes, comme on l’a dit de Hitler, sont des fous ne règle en rien le problème. Ça n’évitera pas que ces fous aient des adeptes, des partisans et des électeurs. Un des enseignements que j’ai tiré de la rédaction de ce livre est que pour les complotistes, comme pour certains hommes politiques, la vérité n’est qu’un détail sans importance. Il faut avant tout comprendre le complotisme comme une idéologie, une foi de nature religieuse, et la combattre en tant que telle. Cela se joue sur des détails comme l’utilisation de certains mots ou de certains concepts. On l’a vu pour la « loi Rothschild ». La première victoire de la théorie du « grand remplacement » c’est que l’on utilise ce mot. Nos hommes politiques nous ont abreuvés de considérations sur la fracture entre les élites, l’establishment, et le peuple. Ces concepts font le lit d’idéologies qui s’imposent partout à travers le monde.
Si certaines théories du complot sont faciles à démasquer, d’autres sont plus insidieuses.
Les unes se reconnaissent à l’ignorance crasse (et aux fautes d’orthographe) de leurs auteurs (une vidéo qui circule sur internet s’intitule « l’homme n’a jamais marché sur la lune) ». Les autres mettent en œuvre un arsenal de considérations techniques, historiques, philologiques qui peuvent impressionner ou décourager. Dans ce cas deux attitudes sont possibles :
La première solution, la plus économique, est de traiter ces théories par le mépris. Ce fut l’attitude de Tocqueville face aux « Considérations » de l’Abbé Barruel qui expliquait la Révolution française par un complot franc-maçon et jacobin. Il ne s’est même pas donné la peine de lire le livre de 1200 pages tellement la thèse lui paraissait saugrenue.
La deuxième solution est de mettre la main à la pâte (et accepter de se les salir). Il faut lire les Protocoles des Sages de Sion pour se rendre compte que les arguments qui y sont déployés sont d’une misère intellectuelle incompatible avec les soi-disant ambitions d’une élite à gouverner le monde.
N’oublions pas, enfin, la possibilité que le complotisme soit une manifestation du « rasoir d’Hanlon » un principe logique énoncé par les informaticiens : « ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer ». Dans les deux théories du complot les plus célèbres (l’assassinat de Kennedy et le 11 septembre), on attribue à la CIA des plans machiavéliques d’une sophistication extrême. En réalité ce que ces deux affaires montrent, et ça a fini par se savoir, c’est que la CIA, et le gouvernement américain ont été d’une incompétence inouïe, comme ils l’ont été pendant les guerres en Irak. Le coup des « armes de destruction massive » de Saddam n’était pas seulement une manipulation : ces idiots étaient les premiers à croire à leurs propres mensonges !
Cet entretien est également disponible sur Mediapart Le Club.