Écrivain et journaliste, Laurent Mauduit est cofondateur du journal Mediapart. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « La caste : enquête sur cette haute fonction publique qui a pris le pouvoir », aux éditions La Découverte.
Pourquoi, selon vous, une caste a-t-elle réussi à effectuer un hold-up, non seulement économique, mais aussi politique, sur la France ?
L’histoire du premier hold-up est assez simple à retracer. Au fil des privatisations des trente dernières années, des inspecteurs des finances, souvent responsables de leurs mises en œuvre, les ont réalisées à leur propre profit, en prenant les commandes des groupes concernés. Puis, quand l’heure de la retraite a sonné pour certains d’entre eux, l’esprit de corps les a conduits à choisir comme successeurs d’autres inspecteurs des finances. Et le résultat, vous l’avez sous les yeux : plus de la moitié des groupes du CAC 40 ont pour PDG des dignitaires de cette caste. C’est le cas, par exemple du secteur de la banque : de BNP Paribas jusqu’à BPCE en passant par la Société générale (et bien d’autres), tous les banquiers de la place sont issus de l’Inspection des finances. Tous, sans exception.
Mais c’est tout aussi vrai dans d’innombrables autres secteurs. Regardez par exemple la grande distribution. Inspecteur des finances proche de Sarkozy, Alexandre Bompard est le PDG de Carrefour ; inspecteur des finances et ancien directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy, Jean-Charles Naouri, préside, lui, aux destinées de Casino. Et quand tous deux envisagent de marier leurs deux groupes, où se réunissent-ils « secrètement », pour engager des pourparlers ? Dans les bureaux d’un troisième inspecteur des finances, qui est l’entremetteur du capitalisme parisien : Alain Minc ! La caste est donc tentaculaire dans la vie des affaires.
Le second hold-up, celui sur la vie publique, a été perpétré dans le prolongement du premier. Car après les pantouflages, la France a connu les rétropantouflages ! D’anciens inspecteurs des finances, partis dans le privé, sont revenus vers le public, et on a assisté à une sorte de privatisation des postes clefs de la République. D’où vient ainsi le gouvernement de la Banque de France ? De BNP Paribas ! Et le directeur général de la Caisse des Dépôts ? De l’assureur Générali ! Et le directeur de cabinet de l’actuel ministre des Finances ? De la banque Mediobanca ! Et le directeur adjoint de ce même cabinet ? De la banque HSBC ! Et la liste serait incomplète, si on ne citait pas aussi le « pantoufleur en chef », Emmanuel Macron lui-même, qui, après l’Inspection des finances, a été pantoufler chez Rothschild, avant de revenir vers la sphère publique. On a assisté, en quelque sorte, à une véritable colonisation de l’État par d’anciens hauts fonctionnaires liés aux puissances d’argent. Une colonisation victorieuse puisque cette caste est même parvenue à porter l’un des siens jusqu’au sommet de l’État.
Encore faut-il préciser que si cette colonisation a été victorieuse, c’est aussi parce que les grands partis, de gauche (PS) comme de droite (LR), rythmant la vie publique française, se sont montrés de plus en plus impuissants face aux avancées d’un capitalisme d’actionnaires de plus en plus intransigeant, et se sont progressivement soumis au détestable diktat « Tina » (« There is no alternative »), au point de conduire des politiques économiques de plus en plus voisines. On a alors assisté à un implacable mouvement de balancier : plus les politiques sont devenus faibles, plus la technocratie est devenue forte. Jusqu’à cette élection présidentielle de 2017. Spectaculaire coup de force : c’est comme si les fermiers généraux, trouvant le Roi trop mou, s’étaient résolus à le renverser et à porter l’un des leurs sur le trône.
La lignée des grands serviteurs de l’État ayant lancé de grands projets pour la France dans les années 1960 est-elle morte ? Si oui, l’attrait du privé et de ses avantages, notamment financiers, en est-il la raison ?
Assurément, cette lignée des grands serviteurs de l’État – sur le modèle de François Bloch-Lainé et de tant d’autres…- est morte. Il est même saisissant de constater à quel point les mutations ont été rapides. S’il était toujours vivant, pensez-vous honnêtement que Pierre Bourdieu réécrirait son célèbre essai sur « La noblesse d’État », qui date de 1989 ? Une partie de la démonstration est toujours d’actualité, notamment celle qui établit les phénomènes de reproduction sociale au terme desquels les enfants des classes favorisées sont toujours ceux qui accèdent le plus facilement à l’École nationale d’administration et aux grands corps de l’État. Mais convenez que ce dernier terme est désormais totalement inapproprié. Comme, avec cette valse incessante des pantouflages et des rétropantouflages, la frontière ancienne entre l’intérêt général et les appétits privés s’est en grande partie effondrée, laissant la place à une porosité généralisée. Mieux vaudrait parler d’une « noblesse privatisée » – ou d’une noblesse public-privé – à l’image de ces partenariats éponymes souvent si sulfureux…
Et cette noblesse privatisée a en horreur les grands projets. Dans ce Nouveau Monde, les comptables dominent, et penser le monde au-delà de six à douze mois est interdit – c’est la doctrine de la direction du Trésor, qui s’est malheureusement propagée. Observez bien que tous les anciens outils de l’État pour penser l’avenir ont été remis en cause. Le Plan ? Supprimé ! La direction de la prévision ? Avalée par la direction du Trésor. Tout un symbole : la prospective mangée par la finance !
Pourquoi en concluez-vous que les intérêts de la France ne constituent plus pour beaucoup une priorité ?
Si par cette question, vous me demandez si cette caste rêve encore de promouvoir la grandeur industrielle de la France, ou de mettre en chantier de grands projets collectifs, la réponse est évidemment non. Ce qui prime pour cette oligarchie de hauts fonctionnaires, c’est d’abord l’intérêt de la finance. Observez bien le comportement d’Emmanuel Macron : derrière les traits du chef de l’État, on devine souvent celui de l’ancien banquier d’affaires.
Était-il de l’intérêt de la France qu’Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, privatise l’aéroport de Toulouse, outil économique et d’aménagement du territoire, au profit d’un oligarque chinois corrompu ? Est-il de l’intérêt du pays qu’Aéroport de Paris soit aussi bientôt vendu à l’encan ? En multipliant ce genre de questions à l’infini, on se prend à chaque fois à se demander qui, dans ce monde consanguin, est réellement aux commandes : l’intérêt général ou de féroces convoitises privées ?
Le « populisme », dénoncé par une partie des élites, ne se nourrit-il pas de ce type de comportements ?
La réponse coule de source. La consanguinité qui s’est installée, tout comme la porosité généralisée, génère des situations préoccupantes de conflit d’intérêts, voire des prises illégales d’intérêt. Mais le propre de l’oligarchie, c’est d’être insubmersible, de survivre à toutes les alternances et de jouir ainsi d’une situation d’impunité. Et dans le cas de la fonction publique (pour ne citer qu’elle), l’effet de cette impunité est ravageur. La commission de déontologie de la fonction publique se montrera très sévère à l’encontre d’une infirmière qui quitte un hôpital public pour s’installer en libérale non loin de là ; mais elle sera très accommodante envers le principal collaborateur du chef de l’État qui donne l’ordre à deux banquiers de fusionner leurs établissements tout en prenant la tête du groupe fusionné.
J’ai même envie de dire les choses de manière plus brutale. Vu de France, on dit parfois, à juste titre, de l’Italie qu’elle dispose d’un capitalisme mafieux ou néo-mafieux. Mais nous n’avons pas la lucidité de dire que notre propre capitalisme a des poches mafieuses ou néo-mafieuses. Même si ces deux systèmes ne sont pas identiques : la mafia italienne est une mafia du « bas », liée à la misère et à la criminalité ; tandis que notre mafia est une mafia du « haut », de caractère oligarchique. Et de cela, le pays n’est pas dupe. Ces passe-droits, ce système de caste, cette capacité à surnager à toutes les alternances, nourrissent évidemment le populisme. Mais quand je parle de « caste », ce n’est pas du tout pour alimenter davantage cette colère malsaine. C’est, tout au contraire, pour inviter à débattre d’une question qui va à rebours du populisme et qui me semble d’une importance considérable : la République a-t-elle une haute fonction publique qui corresponde à ses valeurs ?
Cet entretien est également disponible sur Mediapart Le Club.