Bastien Drut est stratégiste à CPR Asset Management. Il répond à mes questions à l’occasion de l’ouvrage « Mercato : l’économie du football au XXIe siècle », paru aux éditions Bréal sous la direction de Jean-Baptiste Guégan.
Selon vous, les géants du numérique vont-ils être les prochains investisseurs dans le football ?
La puissance financière des géants mondiaux du numérique les rend parfaitement capables d’être compétitifs – s’ils le souhaitaient – lors des enchères de droits sportifs. Amazon a déjà acquis la diffusion de deux journées de Premier League à partir de la saison 2019-2020 et a également acquis celle de compétitions de tennis au Royaume-Uni. L’intérêt que les géants du numérique ont pour le football est le même que pour les fournisseurs d’accès internet qui les ont précédés (BT, Sky) : le sport constitue pour ces acteurs un produit d’appel permettant de vendre des abonnements beaucoup plus larges. Pour Amazon par exemple, la diffusion du sport pourrait prendre encore plus d’intérêt lorsque ses abonnements Prime (abonnement annuel permettant l’envoi gratuit d’articles, mais aussi l’accès au visionnage en streaming illimité de milliers de films et de séries) progresseront moins rapidement. Pour Facebook, acquérir des droits sportifs permettrait de donner un coup de fouet au nombre d’utilisateurs et donc de doper ses revenus publicitaires.
Il est donc très probable que les géants du numérique investissent substantiellement dans le football dans les prochaines années. Les candidats potentiels à l’achat de droits de retransmission des championnats seront de plus en plus nombreux et de plus en plus diversifiés : chaînes de télévision, fournisseurs d’accès internet, géants du numérique. Cela devrait contribuer à maintenir ou pousser les droits de retransmission à la hausse.
L’augmentation du nombre mondial de milliardaires aura-t-elle des répercussions sur le football ?
Pour des raisons diverses (mondialisation, hausse du prix des matières premières et des cours boursiers, privatisation de secteurs privés au profit d’oligarques proches du pouvoir dans certains pays), le nombre de milliardaires dans le monde a explosé à partir du début des années 2000, et notamment en Asie. On trouve plusieurs motivations derrière l’achat d’un club de football en Europe. Si quelques milliardaires achètent des clubs pour se divertir, ils ne sont pas majoritaires. Il arrive souvent que l’acquisition d’un club ait pour but la recherche d’une notoriété en Europe, notamment afin de pouvoir réaliser des affaires dans des secteurs sans lien avec le sport. Outre la notoriété qu’elle créée, la possession d’un club facilite par exemple l’accès aux pouvoirs publics locaux.
Enfin, certaines fortunes privées sont mises au service d’objectifs publics : alors qu’ils n’en détenaient quasiment aucun, les investisseurs chinois ont dépensé 2,5 milliards de dollars entre 2015 et 2017 pour acheter une trentaine de clubs européens, afin de satisfaire les ambitions du gouvernement chinois en matière de sport. Dans le cas du Qatar, l’achat du PSG a été réalisé dans la perspective de la Coupe du monde 2022 et dans le cadre du projet de diversification des activités de l’Émirat. D’une certaine manière, le football européen est devenu bien plus dépendant des enjeux politiques et géopolitiques mondiaux, ce qui pourrait se révéler, à terme, une faiblesse.
Pourquoi ne croyez-vous pas à l’existence d’une bulle spéculative dans le football ?
Il est vrai que les dépenses des clubs, qu’il s’agisse des indemnités de transfert ou des salaires, ont beaucoup augmenté ces deux dernières décennies. Les salaires ont par exemple connu un accroissement annuel moyen supérieur à 10%. Mais il ne faut pas perdre de vue que les recettes des clubs ont également augmenté. Au niveau européen, le ratio de la masse des salaires sur les revenus des clubs est resté parfaitement raisonnable, voire a baissé ces dernières années. Les indemnités de transfert ont également suivi l’évolution des recettes. La gestion financière des clubs professionnels est devenue plus rigoureuse. L’adoption du fair-play financier par l’UEFA a mécaniquement réduit les déficits, mais a surtout contraint les ligues nationales à exiger davantage de transparence financière de la part des clubs.
Les grands clubs ne s’engagent pas dans de méga-transferts sans s’assurer de leur rentabilisation. La Juventus a fait de Cristiano Ronaldo le premier trentenaire à plus de 100 millions d’euros, mais elle a gagné des millions de followers en quelques semaines, grâce auxquels elle pourra nouer un contrat équipementier et un contrat de sponsoring maillot bien plus lucratifs qu’auparavant.
Finalement, une révolution s’est opérée : les mastodontes du football européen, qui ont toujours été déficitaires, se sont mis à gagner de l’argent, à tel point que les fonds d’investissement s’intéressent de très près aux clubs européens. Dans ce contexte, dire que le football européen est une bulle spéculative prête à éclater ne semble pas pertinent. En revanche, le fait qu’il n’y ait pas de bulle spéculative ne veut pas dire que le football européen ne court aucun risque. Les recettes des grands clubs européens ont très fortement augmenté ces dernières années, grâce aux droits télévisuels et aux contrats de sponsoring, mais ce n’est pas le cas des clubs de bas de tableau. La divergence de ressources n’a jamais été aussi forte, à tel point que l’on peut légitimement se poser la question de la survie des compétitions nationales et européennes dans leurs formats actuels. Les conditions n’ont jamais aussi optimales pour l’émergence d’une super-ligue européenne.
Cet entretien est également disponible sur Mediapart Le Club.