Dans une biographie, ni hagiographique ni à charge, extrêmement fouillée, à la fois passionnante et relevant d’un véritable travail de recherche, Chérif Ghemmour, journaliste spécialiste du football hollandais, livre un portrait détaillé et global de Johan Cruyff, ses contradictions et son génie.
Johan Cruyff était-il un libéral libertaire avant l’heure ?
En Europe, la figure la plus précoce de l’attitude « libérale libertaire » parmi la jeunesse reste Mick Jagger. Chanteur et leader des Rolling Stones, il incarne vraiment le premier, dès le début des années 60, la confluence décomplexée d’intérêts commerciaux personnels liés à l’industrie du disque et d’un mode de vie en rupture avec les règles sociales corsetées des sociétés occidentales. Johan Cruyff est un suiveur immédiat aux Pays-Bas, où il devient un des précurseurs du renversement de paradigme favorisé par le « poids du nombre » de la jeune génération du Baby-Boom. Dès 1964, à 17 ans, J. Cruyff fait plier les dirigeants de l’Ajax sur son salaire de jeune professionnel dont il exige qu’il soit égal à ceux de ses coéquipiers plus âgés et internationaux. C’est une révolution ! Le jeune a gagné contre les vieux sur un sujet crucial dans les Pays-Bas conformistes et calvinistes de l’époque : l’argent. Johan est un jeune flambeur individualiste qui veut tout, tout de suite, comme le sont les Rolling Stones en Angleterre. Très tôt, vers 1968, il a un agent qui négocie salaires, transferts et contrats publicitaires très juteux. La même année, son mariage est télévisé de façon très mediatico-mondaine, inaugurant la future pipolisation du football. Par sa façon aussi d’incarner, dès ses 20 ans, un leadership sportif incontesté avec l’équipe de l’Ajax, il élargira sans le savoir aux jeunes, autrefois sous utilisés, le domaine managérial qu’on connaît aujourd’hui, qui mêle seniors et jeunes cadres. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les préceptes de jeu et de gestion d’équipe de J. Cruyff (comme joueur, puis comme entraineur) se sont déclinés plus tard dans des manuels d’organisation des ressources humaines d’entreprise aux Pays-Bas… Mais il faut préciser que l’idéologie libérale que véhicule J. Cruyff (argent qu’il gagne, hiérarchie sportive qu’il établit, refus de toute autorité) est contrebalancée par une éthique personnelle très forte. En contrepartie de l’argent qu’il revendique et obtient, J. Cruyff s’impose d’offrir le meilleur spectacle possible. Joueur, puis entraineur, il a ainsi toujours proposé un football offensif et attrayant donnant à l’expression « distraction populaire » son sens le plus noble.
Est-il l’un des symboles de la fin du franquisme ?
Incontestablement, oui. Même si Johan Cruyff n’a jamais « fait » de politique, ni milité à aucun parti, dans son pays ou en Espagne. Arrivant en 1973 de sa Hollande libertaire en Catalogne encore durement oppressée par le Franquisme, il ne pouvait qu’adhérer « en esprit » aux élans émancipateurs d’un peuple à qui il ne restait que le football pour vibrer ensemble et le stade du Nou Camp, seul lieu public où on bravait l’interdit de parler catalan. C’est pour ça que J. Cruyff a toujours considéré que la fameuse manita du Barça à Bernabeu, dont il a pris part (5-0 face au Real Madrid en février 1974), était à ses yeux une victoire politique. Dans l’Espagne autarcique de 1974, soit un an avant la mort du Caudillo, J. Cruyff apparaissait comme un héros libertaire aux cheveux longs et complet jean’s se promenant sur les ramblas avec son épouse blonde en mini-jupe. La venue de J. Cruyff, comme pour celle de beaucoup de joueurs étrangers en Liga, marque aussi un début d’ouverture d’une Espagne repliée sur elle-même qui déclinait dans tous les domaines : économique, social et même en football (la Roja n’a pas disputé les coupes du Monde 1970 et 1974). Johan Cruyff est l’agent extérieur qui apporte un souffle libertaire et de jeunesse de manière cool, souriante et pacifique. Outre le 5-0 à Bernabeu face au Real considéré – exagérément – comme club du pouvoir dictatorial, J. Cruyff avait aussi fait plier l’administration franquiste de Barcelone en lui imposant le prénom catalan Jordi, celui de son fils né aussi en février 74. Les prénoms catalans étant interdits, cette victoire symbolique sur l’État-Civil contribua à une popularité éternelle du n°14 dans toute la Catalogne. Reste que, même s’il a choisi de rester vivre à Barcelone et qu’il est devenu plus tard entraineur de la sélection de Catalogne, J. Cruyff ne s’est jamais engagé publiquement pour la cause indépendantiste dont se réclamait son ami Joan Laporta, président du Barça des grandes années 2003-2010.
Est-il un leader générationnel ?
J. Cruyff l’a d’abord été aux Pays-Bas au milieu des années 60. En tant que footballeur prodige et comme rebelle sociétal à la suite de sa suspension démesurée d’un an en 1966, après qu’il eut reçu le premier carton rouge de l’histoire de la sélection nationale. Dans lessixties, il est à la fois considéré dans son pays à l’égal de la déferlante Pop anglaise des Beatles-Stones mais aussi à la Nouvelle Vague du cinéma français, version Godard, rebelle et esthétisante. Mais c’est plus dans les années 70 que Johan a atteint dans le monde entier le statut unique de rock star et de vedette de cinéma qu’un George Best n’avait qu’approché dans les sixties. Aux Pays-Bas, tout le monde voulait adopter un mode de vie « cruyffien » : footballeur beatnik, look décontracté à la Redford, fortune assumée, coolitude de sportif fumeur et mondain, rejet des convenances et des hiérarchies du vieux monde « d’avant », charisme de beau brun ténébreux à la Delon… Tout comme son alter ego de l’époque, David Bowie (mort lui aussi au même moment que Johan) en matière de rock, Cruyff a transcendé une simple passion populaire, le foot, en le rendant à la fois spectaculaire et très sophistiqué. La modernité foot de Cruyff, c’est l’esthétisme, la vitesse supersonique et le sens tactique visionnaire qui élèvent les adorateurs de ce sport à une meilleure compréhension du jeu. En tant que joueur, son influence a été énorme. Pour exemple, les cinq joueurs du Carré magique de Michel Hidalgo (Platini, Tigana, Giresse, Genghini, puis Fernandez) avaient tous été des gamins fascinés par le Hollandais Volant, au point pour certains de revendiquer le n°14 en bleu. Même la plus belle génération du foot français doit quelque chose à Johan Cruyff.