Jean-Louis Bianco, Secrétaire général de l’Elysée de 1982 à 1991, puis ministre des Affaires sociales et ministre de l’Équipement, est président de l’Observatoire de la laïcité. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage La France est-elle laïque ? aux éditions de l’Atelier.
Vous écrivez que la laïcité s’est toujours voulue émancipatrice. On a pourtant l’impression d’être de plus en plus face à une laïcité d’interdiction…
Durant les trente dernières années, nous avons sans doute, collectivement, cru que la laïcité était une évidence pour tous, que sa définition ne faisait l’objet d’aucune confusion ou contestation. En réalité, en abandonnant ce travail de pédagogie et d’explicitation de la laïcité sur le terrain, nous avons effectivement laissé le champ libre dans le débat public à l’instrumentalisation de ce principe. D’outil de rassemblement, il est devenu pour certains un outil politique de stigmatisation ou d’exclusion. À l’étranger, la laïcité française est également souvent perçue comme un principe d’interdiction, alors qu’elle est d’abord un principe de liberté et doit le rester. C’est cela que j’ai voulu rappeler dans ce livre. La laïcité telle que définie juridiquement n’est pas un interdit mais un formidable outil d’émancipation nous permettant de créer du commun au-delà de nos appartenances propres.
Quelle analogie dressez-vous entre les débats de 1905, sur l’interdiction de la soutane dans l’espace public, et les débats contemporains ?
Au début du XXème siècle, le pays connaît un conflit très fort entre une France « fille aînée de l’Eglise » et une France qui se réclame de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Les processions religieuses catholiques, par ailleurs très politisées, étaient extrêmement courantes. Lors des débats parlementaires de la loi de 1905, certaines proposent leur interdiction, comme celle du port de vêtements religieux dans la rue. Aristide Briand s’y oppose et déclare : « Le silence du projet de loi [à ce sujet] n’a pas été le résultat d’une omission mais bien au contraire d’une délibération mûrement réfléchie. Il a paru que ce serait encourir, pour un résultat plus que problématique, le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule, que de vouloir par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté (…) imposer (…) l’obligation de modifier la coupe de ses vêtements. » À propos de la soutane, obsession de l’époque, il répond : « La soutane une fois supprimée, [vous pouvez] être sûr que si l’Église devait y trouver son intérêt, l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtement nouveau, qui ne serait plus une soutane. » Aujourd’hui, ce n’est plus le catholicisme mais l’islam qui est en cause. Mais on retrouve l’enjeu du signe religieux représenté par le vêtement. Depuis les années 1990, alors que la France continue de se séculariser, nous constatons en effet une augmentation du port de signes religieux, en particulier le voile. Les raisons de cette augmentation sont multiples. Mais nombreux sont les élus qui, aujourd’hui, proposent d’interdire le voile dans l’espace public. En réalité, en cédant aux surenchères et en transformant la laïcité en interdit subjectif, nous ne ferions que renforcer les raisons d’un repli communautaire, qu’alimenter un discours victimaire, et en conséquence les provocations et extrémismes religieux et politiques. C’est pourquoi le ministre de l’instruction publique, Jean-Baptiste Bienvenu-Martin, déclare en 1905 que l’interdiction du vêtement religieux constituerait « une rigueur inutile, susceptible d’être exploitée contre la séparation elle-même. »
Comment le discours décliniste met en cause les acquis de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ?
À travers la question de l’islam, la question sociale, la question de l’identité, se fait jour une vision de la laïcité qui est en rupture avec les trois piliers historiques – liberté, égalité, fraternité. Ce n’est plus le vieux débat entre Combes et Briand, entre une laïcité anticléricale, voire antireligieuse, et une laïcité d’apaisement. Consciemment ou inconsciemment, ce qui est en jeu, c’est une autre vision des libertés que celles qui sont garanties depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Cela commence en effet par la pénétration du discours décliniste. Celui-ci offre une justification à la peur de l’islam, qui se traduit par des propositions de loi « d’interdiction » qui lui sont spécifiques et qui remettent en cause certains acquis de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Nous avons ainsi eu droit au roman-photo de l’été 2016, « l’affaire du burkini ». Les médias se sont enflammés, les maires ont multiplié les arrêtés anti-burkini, et chaque responsable politique y est allé de sa petite déclaration. Certains, y compris à gauche, n’ont pas manqué de jeter de l’huile sur le feu. Nous avons été la risée du monde entier. Comme s’il n’y avait aucun sujet plus important à débattre. Comme si les policiers n’avaient pas mieux à faire que d’épier les délinquantes, à l’instar de l’adjudant Cruchot dans le Gendarme de Saint-Tropez. Il n’y a pourtant pas de « tenue laïque ». Chacun s’habille comme il l’entend dès lors que cela ne trouble pas l’ordre public. C’est uniquement dans ce cas qu’un maire peut prendre, sous le contrôle du juge, des mesures de police. Ces dernières doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées. Il convient de soigneusement distinguer le trouble objectif à l’ordre public qui constitue une limite légale à la liberté d’aller et venir, à la liberté de conscience et de manifester sa religion, d’une perception subjective qui ne saurait en tant que telle justifier une atteinte à cette liberté. Je le répète, ceux qui pratiquent une police du vêtement provoqueront des replis communautaires contraires à l’objectif de la laïcité. Ce type d’interdictions est contraire à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui dispose que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi », mais aussi à l’article 1er de la Constitution qui proclame que « la République respecte toutes les croyances », et à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme qui n’autorise que des restrictions justifiées.