« Y a-t-il des leçons de l’Histoire ? » – Entretien avec Edgar Morin

Né en 1921, Edgar Morin a étudié l’histoire, la géographie, la sociologie, la philosophie et les sciences politiques à l’université. Directeur de recherche émérite au CNRS, docteur honoris causa de trente-huit universités à travers le monde, il est l’un des penseurs majeurs de notre époque. Je me suis entretenu avec lui autour de son dernier ouvrage Y a-t-il des leçons de l’Histoire ? paru aux éditions Denoël.

Pascal Boniface : Selon vous, une des leçons de l’Histoire est que « le résultat d’une action peut être contraire à son intention première »…

Edgar Morin : C’est une chose que l’on peut constater tout au long de l’Histoire.. Nous voyons que les intentions n’aboutissent pas du tout à l’objectif espéré et c’est un phénomène extrêmement fréquent. Alors que l’on croit qu’il suffit de vouloir quelque chose, de le décider, pour que cela se réalise ; ce qui est une erreur.

PB : Vous écrivez que les religions nous montrent à quel point l’imaginaire et le mythe peuvent commander, ou même contrôler, l’Histoire…

EM : En fait, nous avons bien vu à quel point le christianisme, l’islam ou même le bouddhisme ont joué un rôle historique fondamental. Encore aujourd’hui, une partie de l’islam est extrêmement active. Même une partie du christianisme, via les chrétiens évangéliques américains, est très active. Mais cela est minime par rapport au rôle énorme du déclenchement, par exemple, des croisades ou de la Guerre Sainte. Tout ceci montre les effets de la mythologie religieuse.

PB : Pour vous, il ne suffit pas d’avoir été persécuté pour ne pas devenir persécuteur. Le persécuté peut devenir persécuteur…

EM : Je pense aux siècles de persécutions subies par le peuple juif et au fait qu’une partie des représentants qui dirigent Israël n’hésitent pas, eux-mêmes, à commettre des persécutions terribles contre le peuple palestinien. Autrement dit, la persécution qu’on a subie ne guérit pas… Les Serbes, qui ont été très persécutés par les Turcs, eux-mêmes ont persécuté les Bosniaques. Malheureusement, l’expérience d’être persécuté ne vous donne pas la possibilité d’arriver à la conclusion humaine qu’il faut éviter toute persécution. Ce qu’une partie des Juifs a compris et qui, par la même, s’est distancée de l’action d’Israël.

PB : Les destructeurs peuvent être de grands civilisateurs : la Grèce, vaincue, a conquis son vainqueur qu’était Rome…

EM : C’est une chose très intéressante parce que Rome a conquis très brutalement la Grèce et a ramené dans ses fourgons de captifs beaucoup de Grecs, dont des intellectuels. Étrangement, ces Grecs ont tellement influencé le monde latin, le monde romain, que finalement, le grec était devenu la langue officielle. Mais, même avant cela, la culture grecque, c’est-à-dire les philosophes à l’image d’Aristote, sont entrés dans la culture romaine. Comme disait Horace : « la Grèce vaincue a vaincu son farouche vainqueur ».

PB : Selon vous, « le progrès porte son lot d’ambiguïtés. Il y a à la fois un déclin des solidarités et des communautés au profit des égoïstes ». Le progrès donc, mène à plus d’égoïsme ?

EM : Le progrès techno-économique n’a rien à voir avec un progrès intellectuellement moral, et c’est ce qui est terrible. J’ajoute même que, quand on croit progresser dans la connaissance par le moyen des mathématiques, on occulte toute une partie de la réalité humaine qui ne peut pas se réduire à un chiffre. Donc le progrès est terriblement ambivalent. C’est le progrès technique qui a permis l’avènement de la bombe nucléaire qui, aujourd’hui, nous fait risquer la mort de l’humanité. On ne peut plus croire au mythe du progrès comme on y croyait encore à la fin du siècle dernier.

PB : Autre ambiguïté : vous dites que les idéologies sont asservissantes, mais que les idées peuvent être émancipatrices…

EM : Il y a non seulement des idées néfastes et des idées inhumaines, mais aussi, fort heureusement, des idées et des principes comme « liberté, égalité, fraternité » qui ont joué, et peuvent encore jouer, un rôle émancipateur. C’est là aussi une ambiguïté du monde des idées. Le nazisme était une idéologie, le stalinisme était une idéologie, et ce monde des idées-là était absolument pervers. Il faut croire, bien entendu, à l’importance des idées dans l’Histoire, mais ne pas oublier que ces idées peuvent être de nature tout à fait antagoniste.

Cet entretien est également disponible sur le site de Mediapart et sur le site de l’IRIS.