Ancien Secrétaire général de l’Élysée et ancien ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage, Camus, notre rempart, aux Éditions Plon.
Vous consacrez un livre à Albert Camus. Difficile de savoir comment il analyserait les événements actuels, mais vous lancez des pistes :
Distinguerait il entre moralisme et morale ?
Camus est très moral, au sens le plus courant du terme, cela me paraît évident. Mais il ne se définit pas comme un moraliste. En tout cas pas au sens du prêchi prêcha moderne. D’ailleurs, il avait lui-même écarté cette étiquette dont on l’affublait en disant qu’il était las de ce « gargarisme ». Mais quand il affirme en 1952 dans L’homme révolté, ce qui sera le déclencheur de sa rupture avec Les Temps Modernes et les sartriens, que, même si il y a beaucoup de raisons de se révolter, cela ne justifie pas tout, et notamment pas le meurtre politique, ni les camps (le goulag) et l’aveuglement volontaire face à tous les totalitarismes. Et là, on est clairement dans une position à la fois politique et morale, éthique.
Plutôt realpolitik qu’irrealpolitik ?!
Je ne pense pas qu’il aurait aimé le terme « realpolitik », encore très connoté à son époque. Quant à « l’irrealpolitik », c’est une formule de moi pour définir l’aveuglement de l’Occident dans les trente dernières années et son obsession de répandre partout ses valeurs universelles après avoir triomphé de l’URSS, méconnaissant l’état du monde et notamment ce que l’on appelle maintenant le Sud Global. Mais ne soyons pas anachroniques. Pour revenir à Camus, le fait qu’il ait cru jusqu’à sa mort à un compromis impossible et qu’il ait été déchiré sur l’Algérie (cf. sa rupture avec Jean Daniel), l’auraient en tout cas protégé, selon moi, de tout manichéisme. Ce qui est déjà le début du réalisme.
« Empêcher que le monde se défasse », toujours d’actualité ?
Je pense en effet que sa magnifique formule du Discours de Suède (« empêcher que le monde ne se défasse ») qu’il employait en référence à la peur d’une guerre nucléaire, s’applique parfaitement aujourd’hui à la nécessité vitale de ne pas perdre la course de vitesse entre la détérioration des conditions de vie et donc de survie sur la planète, et l’écologisation (adaptation/invention) de tous les modes de production, de déplacement et de vie. Je ne l’imagine pas, s’il avait survécu, engagé dans un parti politique (il se disait embarqué dans son époque mais se méfiait de l’engagement), même pas écologique, mais ses textes montrent une vraie sensibilité précoce sur ce sujet, via son amour de la nature.
Ni Sartre, ni Aron ?
Aron, Sartre et Camus sont trois personnalités considérables de l’après-guerre en France. Il ne s’agit pas d’un triangle équilatéral. Au début, Sartre est séduit par ce jeune Camus – Simone aussi -, qui est pour lui un véritable ami, un compagnon, dans le Saint Germain des Prés de la Libération. Il trouve que c’est un romancier talentueux, mais que, quand même, intellectuellement, il n’est pas tout à fait à son niveau. Sartre est agrégé de philosophie, alors que Camus était boursier du lycée d’Alger, même s’il a eu après un très bon prof de philo, Jean Grenier. Et après tout ! Donc il y a chez Sartre un peu de condescendance, de snobisme académique, avant même la rupture idéologique. Rien de tel chez Camus, qui manifestement admire l’intelligence et le talent de Sartre, mais qui n’acceptera pas d’être entraîné par celui-ci dans la dérive progressiste, ce qui veut dire, à l’époque, stalinienne. Il sera blessé et meurtri de cette rupture et des attaques des Temps modernes. Mais il l’assumera avec un courage stoïque. C’est d’autant plus frappant qu’il était à peu près seul face à cette cancel culture de l’époque.
Aron, c’est autre chose. Il n’a apparemment que de la sympathie pour Camus. Il a de la considération en partie confraternelle pour Sartre, normalien lui aussi. Mais en réalité, le seul esprit à l’époque que Aron juge à son niveau (tout en se trompant, à mon avis, souvent) est le Général de Gaulle.
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