Brahim Oumansour est chercheur associé et directeur de l’Observatoire Maghreb à l’IRIS. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage L’Algérie, un rebond diplomatique aux éditions Eyrolles.
La crise énergétique mondiale qui augmente les prix des hydrocarbures est une aubaine pour l’Algérie mais peut être aussi un piège, si elle la conduit vers l’immobilisme…
L’Algérie fait partie des États qui ont amplement bénéficié de la crise énergétique mondiale causée par la guerre en Ukraine et les sanctions occidentales sur la Russie. Dixième plus grand producteur de gaz au monde, l’Algérie est courtisée par l’Europe qui souhaite sortir de sa dépendance énergétique au gaz russe. Plusieurs contrats ont ainsi été signés entre le groupe pétrolier Sonatrach et l’italien Eni, le français Total ou l’américain Occidental Petroleum, dans le but d’augmenter la production en gaz et l’approvisionnement de l’Europe, notamment via le gazoduc Transmed qui achemine le gaz d’Algérie vers l’Italie.
Avant la crise, l’Algérie frôlait une grave crise financière provoquée par la chute du cours des hydrocarbures depuis 2014 et aggravée par la crise politique induite par le Hirak et la chute de Bouteflika, et par la pandémie de la Covid-19. Grâce à la remontée du prix des hydrocarbures, l’État algérien a pu redynamiser son économie et amortir l’impact de l’inflation des produits de base. Les réserves de change ont presque doublé, passant d’environ 45 milliards de dollars en 2021 à 85 milliards de dollars en 2023. Cependant, on peut craindre que cette embellie des cours énergétiques ne dissuade les dirigeants algériens de poursuivre le plan de diversification de l’économie, maintenant ainsi la forte dépendance du pays aux hydrocarbures qui représentent 97% des exportations et plus de 60% des revenus fiscaux de l’Algérie. Les dirigeants algériens devraient justement tirer des leçons des crises cycliques liées à l’économie de rente.
Vous déplorez la faible numérisation de l’économie algérienne…
Internet a radicalement transformé l’économie mondiale. Elle a révolutionné notre manière de communiquer, de consommer et de travailler. En 2021, les technologies et services mobiles ont généré une valeur ajoutée de 5% du PIB mondial. Au moment où l’Algérie cherche à diversifier son économie pour sortir de sa dépendance problématique aux hydrocarbures, l’économie numérique pourrait constituer un levier inestimable. L’intégration des technologies numériques en économie (paiement dématérialisé, commerce en ligne) pourrait entraîner une augmentation du PIB par habitant de plus de 40%, selon un rapport de la Banque mondiale sur les États du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Le pays, certes, enregistre une présence importante de la téléphonie mobile (106%) et un taux de pénétration d’internet de 70%, permettant la naissance d’environ 5000 start-ups. Mais on observe beaucoup de retard en termes d’intégration du numérique dans l’économie du pays et le débit d’internet reste trop faible pour répondre à une telle ambition. Pour l’Algérie, rater le virage de la révolution numérique serait s’exclure davantage du système économique mondial et de se priver une réelle opportunité de développement.
Abdelaziz Bouteflika déclarait en 1974 que « les relations entre la France et l’Algérie peuvent être bonnes ou mauvaises, elles ne peuvent être banales ». Est-ce toujours le cas ?
L’Algérie entretient une relation singulière avec la France, imposée par plus d’un siècle de colonisation qui s’achève par une guerre d’indépendance très violente, caractérisée par un multiple fratricide. La mémoire coloniale a toujours rendu les relations entre les deux pays compliquées et passionnelles. En Algérie, la mémoire coloniale a longtemps joué un rôle de légitimation politique. La légitimité historique – participation à la guerre d’indépendance – s’est substituée à la légitimité démocratique. En France, cette mémoire reste vive et sensible en raison de la cohabitation des pieds-noirs, des nostalgiques de la « France-Algérie », des émigrés algériens en France, et leur descendance respective. Cela crée un chevauchement inextricable entre politique intérieure et étrangère lorsqu’il s’agit des relations franco-algériennes. La proximité géographique impose également des défis communs qui rendent la coopération entre les deux pays inévitables : question migratoire, menace terroriste, etc. Il suffit d’observer la volatilité des rapports entre Alger et Paris ces trois dernières années pour comprendre la complexité des relations entre les deux pays. De septembre 2021 à février 2023, Alger a rappelé à deux reprises son ambassadeur à Paris, suite à des incidents diplomatiques, espacés par la visite officielle du président Macron en août 2022 et la visite de la délégation ministérielle française en octobre.
Le président algérien Abdelmadjid Tebboune déclarait au mois de mars 2023 que les relations entre l’Algérie et le Maroc avaient atteint « un point de non-retour ». Partagez-vous ce sentiment ?
La déclaration du président algérien arrive dans un contexte particulier marqué par la dégradation des relations entre l’Algérie et le Maroc, qui s’est soldée par la décision par Alger de rompre ses relations diplomatiques avec son voisin en août 2021. L’escalade a d’abord été provoquée par le regain des hostilités entre les forces marocaines et le Front Polisario, que soutient l’Algérie, en réaction à la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, décidée unilatéralement par le président américain Donald Trump, fin 2020, en échange de la normalisation des relations avec Israël. L’escalade a été accélérée par une série d’événements survenus au cours de l’année 2021, pour ne citer que l’affaire d’espionnage Pegasus et la déclaration du représentant marocain à l’ONU sur le droit à l’autodétermination de la Kabylie. Il est vrai que l’entrée d’Israël dans le jeu maghrébin constitue un basculement dans la rivalité historique entre l’Algérie et le Maroc. Il importe de rappeler que la normalisation a été suivie par des partenariats renforcés avec l’État hébreu. L’Algérie perçoit l’arrivée d’Israël à ses frontières comme une menace, d’autant qu’Alger ne reconnaît pas officiellement l’État hébreu en soutien à la cause palestinienne.
Par conséquent, il est aujourd’hui difficile de croire à un apaisement des tensions à court terme, d’autant que l’onde de choc causée par la guerre brutale que mène l’armée israélienne à Gaza se répercute négativement sur le Maghreb et risque de crisper encore plus les relations algéro-marocaines. Mais une détente sur le moyen ou long-terme entre les deux voisins n’est pas exclue. Pour rappel, l’Algérie et le Maroc ont déjà connu des crises plus graves par le passé, qui se sont traduites par l’affrontement entre les deux armées en 1962 et en 1976, déclenchées respectivement par le différend territorial entre les deux pays et le conflit du Sahara occidental. Pourtant, cela n’a pas empêché la réconciliation durant les années 1980, même si la détente n’a pas duré longtemps. Il y a une prise de conscience partagée de part et d’autre de la frontière quant aux conséquences néfastes de cette rivalité, tant sur le plan économique que diplomatique et sécuritaire. Mais l’avenir des relations entre les deux pivots maghrébins dépendra aussi de l’évolution géopolitique régionale.
Cet entretien est également disponible sur MediapartLeClub et sur le site de l’IRIS