Les contributeurs de l’ouvrage Un monde en crises, paru aux Presses de Sciences Po, sous la direction d’Eberhard Kienle, Carola Klöck, Adrien Estève et Alain Dieckhoff, répondent à mes questions.
Vous soulignez la modestie des contributions financière aux opérations de maintien de la paix, par rapport aux budgets nationaux de défense…
Réponse de .T. Balzacq et F. Ramel : Les opérations de maintien de la paix déployées par les Nations unies peuvent s’apparenter à un baromètre de la coopération mondiale dans le domaine politico-stratégique. Non seulement aucune nouvelle opération n’a été engagée depuis plusieurs années mais le budget alloué à leur mise en place se révèle très limité, comparé au regain des budgets consacrés à la défense. Ce fossé peut s’expliquer en partie par la priorité accordée aux réponses nationales (le fameux self-help des États) à l’encontre des enjeux stratégiques contemporains. Ces choix ne constituent pas des réponses optimales à l’enchevêtrement des insécurités contemporaines.
Comment expliquez-vous la crise du multilatéralisme ?
Réponse de .T. Balzacq et F. Ramel Plusieurs arguments sont mobilisés, comme l’obsolescence de l’architecture institutionnelle héritée de la Seconde Guerre mondiale, l’inclusion fragile des acteurs non étatiques dans la gouvernance mondiale, les salves menées par les gouvernements néo-populistes cultivant une allergie à l’égard des institutions multilatérales, ou encore bien sûr les tensions entre grandes puissances, lesquelles sont rétives à s’investir dans ces enceintes (réflexes unilatéralistes, remise en cause des normes…). Cela dit, il convient aussi de nuancer cette idée de crise. Des instances multilatérales continuent de fonctionner, de négocier, d’intervenir malgré des contextes contraignants, notamment sur le plan budgétaire. Et d’autres sont créées. N’oublions pas non plus que la crise des uns peut être ressentie comme une source de reconnaissance pour les autres. La volonté de se voir conférer un rôle plus équilibré dans l’établissement des régulations planétaires de la part des États non occidentaux peut aussi se lire de manière pondérée : un appel au différentialisme dans la production des normes mais aussi une crise de croissance des organisations intergouvernementales amenées à travailler l’inclusion de façon plus substantielle pour tendre à l’universel. Il se pourrait donc que ce ne soit pas le multilatéralisme en tant que tel qui traverse une crise. Ce qui est contesté, avec plus ou moins de virulence, ce sont d’abord des formes, des pratiques et des incarnations particulières du multilatéralisme.
Vous notez que la question migratoire occupe une place centrale dans le débat public malgré le faible nombre de migrants internationaux…
Réponse de H. Thiollet et de T. Lacroix : En effet, le débat public s’est cristallisé sur les questions migratoires en dépit, non seulement, de leur faible importance quantitative, mais également en raison du faible intérêt réel dans l’opinion public (en comparaison avec les questions de protection sociale ou d’emploi par exemple). Ce domaine a néanmoins fait l’objet d’une politisation accrue au cours des vingt dernières années, d’abord parce que la question migratoire réactive le clivage droite-gauche aux dépens de cette dernière, et plus largement en raison de la montée du populisme et de la problématique identitaire. Si les enjeux politiques autour des identités politiques, culturelles et ethno-raciales sont aussi anciens que les États-nations eux-mêmes, la mise en crise des migrations est récente. Au-delà des clivages partisans, c’est aussi la forme de l’État-nation et la diversité accrue de nos sociétés qui font l’objet de conflits et de violences de plus en plus visibles.
Vous voulez déconstruire le mythe de la consolidation des États « défaillants » par l’assistance technique…
Réponse de E. Kienle : La consolidation ou la reconstruction d’États qu’on a l’habitude de considérer comme « défaillants » ne saurait se faire par l’assistance technique ou par des mesures largement définies et décidées par des acteurs extérieurs. La plupart des États en question ont été créés ou fortement influencé par les puissances européennes qui les dominaient, et souvent les occupaient, jusqu’à la décolonisation entre les années 1940 et 1970. Une bonne partie de leurs difficultés remontent précisément à l’action des anciennes puissances impérialistes qui ont tracé leurs frontières extérieures et mis en place leurs institutions et régimes politiques ; par conséquent elles ont également décidé de qui faisait partie des ressortissants et qui n’en faisait pas partie. Il va sans dire que la France, le Royaume-Uni et les autres puissances européennes ont créé et bâti ces États en fonction de leurs propres intérêts, valeurs, et savoirs. Si les institutions ne sont pas toujours restées les mêmes, elles ont toujours été modifiées en réponse à leur forme initiale décidée par des acteurs extérieurs. Toute reconstruction pilotée par des acteurs extérieurs risque fort de répéter la même erreur, celle du recours aux valeurs et savoirs de ces acteurs extérieurs, pour ne pas parler de leurs intérêts. L’exemple le plus flagrant sont les premières tentatives américaines de reconstruire l’Irak après l’invasion de 2003. Tout comme la création de l’Irak après la Première Guerre mondiale, la tentative récente s’est traduite par une insurrection. Même si les valeurs convergent – de nombreux Irakiens demandaient un régime politique démocratique – la mise en place des institutions par les étrangers les délégitimise.
Souvent cité comme exemple, le cas de l’Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale ne confirme précisément pas la viabilité générale de projets de reconstruction conçus et mis en œuvre par des acteurs extérieurs. En Allemagne, les procédures démocratiques étaient déjà en place et elles fonctionnaient depuis le dernier quart du XIXe siècle. Ces procédures, à certains égards plus limitées qu’ailleurs en Europe, étaient fondées sur les évolutions économiques et sociétales similaires à celles que l’on pouvait observer en France ou en Grande-Bretagne – l’essor progressif du capitalisme, la révolution industrielle, la lutte pour le suffrage universel. Enfin, comme au Japon, la présence sur place et le poids politique des vainqueurs de la guerre étaient encore plus forts qu’ils ne l’étaient en Irak.
La reconstruction d’un État en difficulté ne saurait se faire sans la participation active et structurée de ses habitants, par le biais de processus collectifs de délibération et de prise de décision nécessairement longs. Elle peut inclure des acteurs externes tant que les internes restent en charge du processus. En anglais, on parlerait d’ownership, un terme qu’il faut comprendre dans le sens de la maîtrise, et non pas de l’appropriation, du processus par ses supposés bénéficiaires.
Cet entretien est également disponible sur MediapartLeClub et le site de l’IRIS.