« Clausewitz » – 4 questions à Bruno Colson

Spécialiste de la période napoléonienne, Bruno Colson est professeur à l’université de Namur où il enseigne notamment l’histoire de la guerre et de la stratégie. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Clausewitz » aux éditions Perrin.

Est-ce le fait de n’être pas bien en cour, de n’avoir pas eu les commandements qu’il souhaitait qui finalement a permis à Clausewitz d’écrire De la guerre et d’entrer dans l’Histoire ?

L’étude de la vie de Clausewitz montre que cette assertion, soulignée par Raymond Aron, n’est que partiellement vraie. Il ne faut pas oublier que Clausewitz était 11 ans plus jeune que Napoléon. Il n’est parvenu au grade de colonel qu’en 1815, mais il avait alors 35 ans : en réalité, son avancement fut plus rapide que celui d’autres officiers, notamment ses deux frères. Il n’a pas exercé de grands commandements, mais la Prusse n’a fait la guerre à la France que de 1792 à 1795, puis en 1806-1807, enfin de 1813 à 1815. Durant cette dernière année, pour la campagne de Waterloo, Clausewitz était le chef d’état-major d’un des quatre corps d’armée de Blücher. Il a joué un rôle non négligeable dans les opérations, comme le préconisaient les réformes de l’armée prussienne à propos de cette fonction. La Prusse était aussi un petit royaume, avec une armée réduite par rapport aux trois empires qu’étaient la France, l’Autriche et la Russie. Quant à l’attitude du roi Frédéric-Guillaume III, elle devait tenir compte d’une position internationale fragile et de courants politiques opposés. Ce « mélancolique sur le trône », pour reprendre le titre de sa meilleure biographie, s’est opposé à Clausewitz lorsque celui-ci, dans la fougue de sa jeunesse, refusait la défaite et l’alliance temporaire avec la France, au point de quitter l’armée du roi pour rejoindre celle du tsar. Mais Frédéric-Guillaume était intelligent et habile. Il avait bien compris la valeur intellectuelle de Clausewitz et l’on peut dire que les deux hommes se sont rapprochés après 1815.

Le livre est publié de façon posthume et rencontre un écho très limité initialement…

Vom Kriege (De la guerre) est effectivement publié par la veuve de Clausewitz. Il s’agit bien sûr de son ouvrage majeur, celui pour lequel il est toujours reconnu et célèbre. Le travail n’était pas achevé et ceci lui confère, paradoxalement, une étonnante capacité à susciter la réflexion, en dépit des évolutions politiques et techniques. Clausewitz a laissé vagabonder son esprit et il ne souciait pas de sa notoriété. L’ouvrage est passé plutôt inaperçu à sa sortie, au milieu d’autres écrits posthumes (Hinterlassene Werke). Mais Clausewitz n’est pas que l’auteur de Vom Kriege, il a écrit toute sa vie et l’étude de son cheminement intellectuel est passionnante. Ce n’était pas non plus un solitaire : il avait des amis, qui s’intéressaient à ses travaux et qui le lisaient. Encore une fois, le milieu militaire prussien était plutôt réduit. Les officiers se connaissaient tous, mais ils étaient divisés, c’est vrai, entre « conservateurs » et « progressistes ». Clausewitz faisait partie des seconds.

 Clausewitz avait prévu que Napoléon ne pourrait pas gagner la guerre de Russie….

Oui, son analyse de cette guerre le montre. Il insiste bien sur l’erreur fondamentale de Napoléon quant à l’état d’esprit de son adversaire. Le tsar et ses généraux n’ont pas accepté de négocier, malgré la défaite de Borodino et la prise de Moscou. C’était nouveau, car jusque-là les ennemis de Napoléon s’avouaient vaincus après la défaite de leur armée principale et la chute de leur capitale. Clausewitz insiste sur cette sous-estimation du tsar par Napoléon, sur cette dimension mentale de la guerre, plus encore que sur la profondeur de l’espace russe qui permettait évidemment cette attitude de refus. L’essentiel, pour lui, se joue dans la tête.

Comment ses idées ont-elles influencé les états-majors allemands par la suite ?

C’est le maréchal von Moltke, le vainqueur de Sedan, qui a fait le succès des idées de Clausewitz. Il avait été élève à l’Académie de guerre de Berlin dans sa jeunesse, au moment où Clausewitz était le directeur administratif. Il ne s’occupait pas du contenu de l’enseignement, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, et je n’ai trouvé aucune preuve que les deux hommes se soient rencontrés. Si Moltke a évoqué Clausewitz après 1870, c’est probablement parce qu’il cherchait une sorte de caution intellectuelle à ses succès et que Vom Kriege s’est imposé à lui comme le traité le plus approfondi en la matière. Mais il ne l’a sans doute pas lu en entier. Clausewitz est alors devenu une référence et a été étudié partout, notamment en France. Ce qui a surtout retenu l’attention des états-majors allemands, c’était le « modèle napoléonien » que Clausewitz estimait nécessaire d’adopter pour que la Prusse sorte de son marasme : une armée plus proche du peuple, un patriotisme faisant appel aux forces morales, une tactique plus souple où les officiers sont responsabilisés, une articulation en corps d’armée permettant des manœuvres opérationnelles, la recherche de la bataille pour mettre l’ennemi hors-jeu. Tout cela figure dans Vom Kriege, mais ce n’est qu’un aspect. Mon ami Hew Strachan, grand spécialiste britannique de Clausewitz, estime que celui-ci a toujours été lu correctement, mais partiellement. À l’âge nucléaire, d’autres aspects de Vom Kriege ont été mis en avant. Et depuis la fin de la guerre froide et la prolifération des « guerres asymétriques », on y trouve encore d’autres réflexions pertinentes. C’est un ouvrage à la richesse inépuisable.

 

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