Ancien journaliste et ayant travaillé au Haut-Commissariat pour les droits de l’homme, Pierre Hazan est désormais conseiller senior auprès du Centre pour le dialogue humanitaire, l’une des principales organisations de médiation des conflits armés. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Négocier avec le diable » aux éditions Textuel.
Il faut donc savoir traiter avec le diable ?
Cicéron parlait des pirates comme « les ennemis du genre humain ». À toutes les périodes, il y a eu la tentation d’isoler, voire d’éradiquer ceux qui représentent le mal. Dans l’après-guerre froide, après le génocide au Rwanda (1994) et les massacres de Srebrenica (1995), la figure du mal a été représentée par les criminels de guerre. Après les attentats du 11 septembre 2001, ce furent « les terroristes ». Le fait est que la lutte antiterroriste a montré ses limites, et les États-Unis ont signé un accord de paix avec les talibans après 20 ans de guerre et d’innombrables morts. Le traité de paix en Bosnie-Herzégovine a été possible parce qu’à cette époque, le chef de l’État serbe n’était pas encore inculpé. La justice doit passer. Mais elle doit être articulée avec la recherche de la paix. Et parfois, il faut savoir traiter avec celui que l’on a dénoncé comme une figure malfaisante.
L’irruption de la morale dans les relations internationales n’a pas que des aspects positifs ?
Il y a une soif inextinguible de justice au sein de sociétés qui ont été violentées et où de terribles crimes ont été commis. Comment ne pas comprendre cette exigence de dignité et de justice en vue d’un vivre ensemble pacifié ? Malheureusement, la morale est trop souvent instrumentalisée à des fins politiques. Il en est de même de la justice internationale, dont le principe moral est ô combien important, mais dont l’application est trop souvent sélective. La création de la Cour pénale internationale (CPI) avait suscité un immense espoir dans une grande partie du monde, mais hors de l’Occident, elle a généré un sentiment de frustration, estimant que la Cour fonctionne sur le principe de deux poids, deux mesures.
Vous parlez du moment de bascule libyen, qu’entendez-vous par cela ?
Le moment de bascule, c’est le moment où symboliquement se termine la Pax Americana avec l’intervention en Libye en 2011. L’intervention de l’OTAN en Libye a été justifiée par une résolution des Nations unies au nom de « la responsabilité de protéger » les populations civiles. La Russie et la Chine avaient accepté à l’époque de s’abstenir. Elles ont eu le sentiment d’avoir été trompées, puisque l’intervention occidentale s’est soldée par un changement de régime (chute de Mouammar Kadhafi). À partir de ce moment-là, alors que la révolte commence en Syrie et que la répression sera impitoyablement sanglante, la Russie va s’opposer à toute intervention de la justice pénale internationale, de la responsabilité de protéger, des mécanismes des droits de l’homme en Syrie, jugeant que ce sont des instruments contrôlés par les Occidentaux.
Comment réussir une médiation ?
Ce serait formidable s’il y avait une recette ! Il me semble important de souligner deux points, un de nature pratique, l’autre de nature éthique. Le premier point, c’est que dans le cours d’un conflit, il y a généralement une succession de médiations qui interviennent pour une pluralité de raisons : obtenir un accès humanitaire à des populations assiégées, conclure des trêves, faciliter des échanges de prisonniers, et parfois, en effet, cheminer vers une résolution du conflit comme en Colombie il y a quelques années, avec le soutien de Cuba et de la Norvège. Le second point engage selon moi l’éthique de responsabilité du médiateur. Celui-ci ne doit pas se laisser manipuler par l’une ou l’autre des parties, ce qu’elles ne manqueront pas de faire, avec le risque pour lui de glisser du compromis à la compromission. Le médiateur doit s’en tenir à son éthique de responsabilité.
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