Dans Le Monde daté du 23 août, Michel Duclos, ancien ambassadeur et conseiller spécial à l’Institut Montaigne, a écrit un article important et stimulant appelant à une refondation de la politique étrangère française que la guerre en Ukraine a rendu indispensable. Michel Duclos avait déjà écrit cette année un ouvrage très intéressant sur la politique étrangère française, La France dans le bouleversement du monde, dont j’ai d’ailleurs rendu compte dans un podcast qui lui était dédié. Michel Duclos est un chercheur de qualité, un homme intègre avec qui il est agréable de débattre même, et surtout, si on a des désaccords ce qui n’empêche en rien d’avoir des points d’accord.
Dans cet article, Michel Duclos avance l’idée selon laquelle cette guerre en Ukraine oblige la France à revoir sa politique étrangère. Je le rejoins là-dessus. Les fondements de la politique étrangère française, l’autonomie stratégique européenne ainsi qu’une relation suivie avec Moscou, ont été mis en cause et bouleversés par ce conflit. Le projet français a volé en éclats. Bien que nous ne partagions pas tout à fait la même analyse sur l’autonomie stratégique européenne avec Michel Duclos pour laquelle j’étais très favorable, force est de constater que ce projet est aujourd’hui en panne. L’enjeu est désormais de savoir si cette panne est finalement permanente ou si elle est simplement provisoire ; il s’agit par conséquent de préparer l’avenir.
Je diffère de Michel Duclos qui estime que nous avons eu tort de poursuivre trop longtemps le dialogue avec la Russie, que les pays de l’Est ont mieux saisi le sens de l’histoire et que finalement la porte du dialogue avec Moscou était une impasse dès le départ. Le dialogue n’a certes pas empêché la guerre, et les Polonais et les États baltes nous avertissent en effet depuis longtemps qu’il est impossible d’établir un dialogue avec la Russie qui adopte une approche agressive depuis le départ. Néanmoins, d’autres ont aussi alerté que l’extension de l’OTAN constituait un risque, y compris aux États-Unis et en France, tels George Kennan, ancien ambassadeur américain à Moscou, Henry Kissinger, Jack Matlock ou François Mitterrand dès 1991. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, qu’on ne peut accuser d’antiaméricanisme primaire, s’étaient également opposés à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN en 2008 ; ils l’ont fait car ils pensaient que cette extension pouvait envenimer la situation. Le problème est que l’Ukraine est restée dans un entre-deux vis-à-vis de l’OTAN, ni dedans ni tout à fait en dehors, ce qui a entre autres raisons conduit à cette guerre. Les accords de Minsk, qui ont été un succès diplomatique franco-allemand, n’ont par ailleurs pas été totalement appliqués du côté russe comme du côté ukrainien. Et l’Occident n’a jamais réellement fait pression sur l’Ukraine pour qu’elle les applique.
Michel Duclos est également convaincu que la Russie, même vaincue, conservera des « capacités de déstabilisation considérables envers ses anciennes terres ».Il convient ici de s’interroger sur ce que l’on entend par « une Russie vaincue ». Cela signifie-t-il qu’il faudra en permanence adopter une attitude de méfiance et de suspicion à l’égard de Moscou ? Certains avaient par exemple perçu à tort l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir comme un piège, le soupçonnant de cacher son jeu pour mieux agresser l’Occident. Il n’y aura pas toujours des dirigeants agressifs à Moscou, mais si nous en faisons le postulat, cela risque de se transformer en une prophétie auto-réalisatrice. Cette différence d’approche est très palpable avec les pays de l’Est et les États baltes qui considèrent que la Russie constitue quoi qu’il en soit une menace. L’ancien président polonais Lech Walesa a même déclaré qu’à moins de ramener la population russe à moins de 50 millions d’habitants, le pays resterait une menace. S’il faut bien entendu condamner l’agression de Vladimir Poutine et de Moscou, peut-on pour autant affirmer que la Russie restera un pays agresseur jusqu’à la nuit des temps ? Avec une telle posture, le risque est d’entrer dans un conflit sans fin ou dans des situations sans fin de conflit.
Michel Duclos avance une seconde idée forte selon laquelle le retour du « fer et du sang » ne se limiterait pas à l’Europe, mais concernerait également l’Asie. Comme a pu le démontrer la crise amorcée par la récente visite de Nancy Pelosi à Taïwan, pour laquelle même le président Joe Biden s’était opposé, il existe une rivalité entre Pékin et Washington, de même qu’il existe un problème entre la Chine et Taïwan. Michel Duclos propose que la France, conjointement avec le Royaume-Uni, rejoigne le Quad, l’alliance menée par l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis pour contrer la Chine. L’Occident doit-il répéter les mêmes erreurs à l’égard de la Chine que celles commises à l’égard de la Russie et intensifier son agressivité en lui envoyant des messages d’hostilité ? Cette situation dont il sera impossible de sortir ne risquerait-elle pas d’entraîner par la suite la France dans des événements contre son gré qu’elle ne sera plus en mesure de contrôler ? En s’engageant dans une alliance avec les États-Unis, il est difficile de faire marche arrière et de résister si ces derniers lancent le mouvement, l’histoire nous l’a prouvée dans de nombreuses occasions. La situation est au contraire délicate et il nous faut rester en dehors du Quad et ne pas transformer la Chine en ennemi systémique. La France ne doit bien sûr pas faire preuve de naïveté vis-à-vis de la Chine, et doit notamment protéger ses intérêts de souveraineté et ses intérêts économiques. Mais le combat pour le piège de Thucydide et pour la suprématie mondiale qui s’est lancé entre Pékin et Washington n’est pas entièrement celui de la France.
Michel Duclos tire une troisième leçon préliminaire selon laquelle le « Sud global » est en train de mettre en avant son autonomie. Il constate, et je le rejoins en ce sens, que le Sud global veut se tenir à distance tant de Moscou que de la Chine ou du monde occidental. Il entend ainsi mener sa propre politique sans être le client exclusif de l’un ou de l’autre. S’il s’agit d’un nouveau défi pour Paris, ce constat est également décevant pour les Européens qui ont à maintes reprises essayé de tisser des liens avec le nouveau Sud. Des tentatives qui ont peut-être été insuffisantes. Si la France veut sortir des difficultés dans lesquelles elle s’est enlisée, il faut qu’elle montre qu’elle n’est pas enfermée dans un camp occidental auquel la guerre en Ukraine l’a un peu rallié. Si Paris veut entretenir des relations développées dans la tradition de la 5e République qui vise à augmenter ses marges de manœuvre, elle doit sortir de la logique des blocs et augmenter ses relations avec les pays du Sud. Oui, la France est un pays occidental. Non on ne peut la reclure à cette seule appartenance.
La France a des intérêts spécifiques et une parole à faire valoir et elle ne peut se contenter de n’être qu’un pays occidental dans une alliance qui est de plus en plus étouffante en période de guerre. Il lui faut garder des marges de manœuvre et ne pas dilapider son capital restant qui navigue désormais dans une situation difficile avec un vent qui ne souffle pas en direction des thèses traditionnelles françaises en géopolitique. C’est justement lorsque les vents soufflent contre elle et dans la tempête qu’il faut résister et conserver une autonomie qui passe tout d’abord par une autonomie intellectuelle.
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