Les pays occidentaux partagent l’objectif de ne pas accepter que la guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine puisse être récompensée par un gain (qu’il soit territorial ou de toute autre nature). Mais que se passera-t-il après la guerre ? Sur ce point, des divergences existent. Certains États tels que la Pologne, la Lituanie ou encore les Pays-Bas affirment que la guerre est la conséquence notamment d’une complaisance trop importante d’autres États européens, notamment la France, l’Allemagne ou l’Italie, à l’égard de la Russie et de leur volonté de négocier avec Poutine. Ce serait, de leur point de vue, cette faiblesse « munichoise » – avec toujours cette même référence à Munich – qui serait responsable de la guerre. Cette conception peut apparaître quelque peu inexacte. Négocier ne signifie pas accepter le point de vue de l’autre. Il s’agit plutôt de maintenir un canal de dialogue. D’ailleurs après l’annexion de la Crimée, bien que des sanctions assez dures aient été prises de la part des Européens, ce qui n’avait pas empêché le maintien d’un canal de discussion.
S’agissant de réalisme, un certain nombre de responsables politiques ont souligné depuis longtemps que l’élargissement de l’OTAN constituait un facteur de crise et de crispation pour la Russie. François Mitterrand l’avait affirmé dès 1991, George Kennan – l’inventeur du concept d’endiguement – l’avait lui-même déclaré. John Matlock l’ancien ambassadeur américain en Russie avait dit, dans les années 1990, qu’on ne pouvait pas avoir à la fois une Russie démocratique et un élargissement de l’OTAN. Kissinger également, comme beaucoup d’autres, avait affirmé que l’élargissement de l’OTAN allait conduire à une catastrophe.
La responsabilité de « qui » a perdu la Russie n’est donc pas aussi nette que ce qu’affirment certain États européens. Mais c’est surtout après la guerre qu’apparaitra à nouveau ce débat. La ligne que défendent aujourd’hui la Lituanie ou la Pologne est bien celle de dire que tant qu’il y aura une Russie forte, il n’y aura pas la paix et que l’un des objectifs de la guerre doit être celui d’affaiblir durablement, voire éternellement, la Russie. Mais pour tenir une telle position, il faut être en capacité de maintenir la Russie dans une position de faiblesse. Si les Occidentaux ont pu le faire de manière assez libre lorsque Borie Eltsine était au pouvoir, ce n’est plus le cas depuis que Vladimir Poutine l’est. Il a au fur et à mesure su restaurer la puissance de la Russie. Lorsque certains ont considéré, au sortir de la guerre froide, que l’URSS ayant perdu la « guerre » cela représentait l’opportunité de profiter de la situation pour affaiblir la Russie, ils ont contribué aux malheurs d’aujourd’hui.
Il semblerait donc que certains souhaitent aujourd’hui punir la Russie non pas pour ce qu’elle fait en Ukraine, mais bien pour ce qu’elle est. Quand Gorbatchev était au pouvoir, l’URSS n’avait pas d’intentions agressives à l’égard du monde occidental et c’est peut-être parce que les Occidentaux n’ont pas suffisamment accompagné ni réglé de façon positive la sortie de la guerre froide qu’ils ont été confrontés ensuite au comportement erratique de Boris Eltsine puis à celui agressif de Vladimir Poutine. D’ailleurs, on ne peut pas considérer que Poutine ait dès le départ tendu les relations avec l’Occident. Au bout d’un certain temps, il a considéré qu’il n’avait plus rien attendre de l’Occident et a durci sa position au point de lancer une guerre d’agression inacceptable. Mais dire que cette guerre est inacceptable ne doit pas conduire à oublier de réfléchir.
Les récentes déclarations de Lech Walesa, ancien président polonais, sur le plateau de Darius Rochebin sont plutôt inquiétantes. Il met sur le même plan Gorbatchev et Vladimir Poutine alors que si il a pu présider la Pologne c’est bien parce que Gorbatchev a mis fin pacifiquement à la guerre froide et qu’il n’a jamais voulu utiliser la force pour maintenir la domination soviétique sur les pays de l’Est. Lech Walesa a également déclaré qu’il fallait revenir à une Russie qui ait 60 millions d’habitants. Par quels moyens suggère-t-il d’atteindre un tel objectif ? Faut-il aller jusqu’à Moscou et démanteler la Fédération de Russie ? Une telle hypothèse est totalement irréaliste et irresponsable. Cela ne peut que constituer un argument pour Vladimir Poutine en vue de mobiliser autour de lui la population russe face à l’Occident menaçant.
Il y a eu, au cours de la guerre froide, deux héros que le monde entier admirait pour leur défense des libertés. Le Polonais Lech Walesa, un ouvrier syndicaliste qui a lutté contre le parti communiste polonais et contre Brejnev et l’auteur russe Soljenitsyne qui a dénoncé le goulag. Mais s’ils étaient tous deux héros de la liberté pendant la guerre froide, ils ont ensuite versé dans l’ultranationalisme, certes de manière différente, mais se rejoignant dans leur excès.
Toujours pendant la guerre froide, on craignait en Occident la finlandisation de l’Europe, c’est-à-dire que les États d’Europe occidentale conservent les régimes démocratiques en place, mais que ces pays adoptent une diplomatie plus prosoviétique. C’est l’inverse qui est arrivé. Aujourd’hui, on peut craindre une « lituanisation » ou une « polonisation » de la politique étrangère des pays européens par laquelle les pays tenant la ligne la plus dure tiendraient les rênes de la politique étrangère de l’Union européenne en appelant à un démantèlement de la Russie ou à une victoire telle contre la Russie qu’elle ne puisse s’en relever. Il ne semble pas que cela constitue la meilleure manière d’affaiblir Vladimir Poutine. C’est au contraire la meilleure façon de le renforcer. Quoi que l’on pense, la Russie continuera d’exister. S’il ne faut clairement pas céder à ses menaces, il ne faut pas non plus se laisser aller à l’illusion qu’il serait possible de la démanteler ou de se débarrasser définitivement d’elle. Cela est irréaliste et dangereux. Ce sont bien de telles considérations qui, après la guerre froide et les années Eltsine, ont nourri la crispation de la Russie. Le message qu’il faut tenir face à la Russie est bien celui qu’une conquête, partielle ou totale, de l’Ukraine est inacceptable. Il faut également réussir à lui faire passer le message qu’elle n’est pas menacée en tant que pays. Mais aussi qu’une fois la question ukrainienne réglée, les Occidentaux ne chercheront pas à la démembrer, à l’asservir ou à l’affaiblir pour l’éternité. Souhaiter cela empêcherait de parvenir à un cessez-le-feu ou à la paix.
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