Francis Laloupo est journaliste indépendant, essayiste et enseignant en relations internationales à l’Institut pratique de journalisme de l’Université Paris-Dauphine. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage : « Blues démocratique, 1990-2020 » aux éditions Karthala.
30 ans après le grand espoir du début des années 1990 d’une démocratisation générale, l’optimisme semble bien retombé…
Au cours de ces trois décennies, les processus de démocratisation en Afrique ont constamment été marqués par un bras de fer entre les militants de la cause démocratique et les tenants de l’ordre ancien du monolithisme politique. Ces derniers ont usé d’une incroyable diversité de ressources pour contrer ou endiguer la demande populaire de démocratie : fraudes électorales, répression des oppositions, instrumentalisation du pouvoir judiciaire ou législatif aux fins d’exclure les adversaires du pouvoir du jeu politique, manipulations opportunistes des constitutions pour prolonger indûment des mandats présidentiels… Autant de manœuvres qui aboutissent aujourd’hui à des reculs sensibles des processus démocratiques dans nombre de pays. Cependant, même si le rapport de force semble basculer actuellement en faveur des forces de la restauration autocratique, avec la remise en cause des acquis démocratiques, voire, par endroits, l’émergence de « néo-dictatures », il ne faut pas sous-estimer le chemin parcouru depuis 1990. Le système démocratique se confirme dans un certain nombre de pays tels que le Cap-Vert, Sao Tomé et Principe, la Tanzanie, l’Afrique du Sud, le Botswana, le Niger, sans compter le Sénégal qui avait engagé la démocratisation de l’espace politique bien avant le tournant des années 1990. Par ailleurs, même dans les pays où le processus se trouve remis en cause, nul ne songe à rétablir ouvertement un système de parti unique, tel qu’on l’a connu et combattu au cours des décennies 1970 et 1980. Autant dire donc que si la révolution démocratique amorcée dans les années 1990 connaît actuellement des reculs, interruptions et diverses épreuves, la demande de démocratie et de l’État de droit est toujours au cœur de l’agenda politique africain, et constitue un moment historique majeur dans la construction des États postcoloniaux. Les populations africaines auront-elles les ressources et les capacités nécessaires pour conduire à terme cette révolution ? C’est la question historique, et l’enjeu central pour conquérir des espaces de liberté, engager de réelles dynamiques de développement, et en finir avec les logiques de la violence politique.
Vous êtes très critique de la contradiction de la France qui prône la démocratie et soutient des régimes qui en sont très éloignés…
En effet, alors même que la France s’est affirmée, après la guerre froide, dans le camp des nations promotrices de la démocratie, on a pu observer, par la suite, son incapacité à se départir de certains réflexes traditionnellement adoptés envers ses partenaires du continent africain : le soutien garanti, au nom de la « stabilité » à certains régimes rétifs aux processus démocratiques, et l’occultation des sentiments des populations dans la construction des schémas diplomatiques avec les pays partenaires d’Afrique. Ainsi, tout en prônant officiellement son attachement à la démocratie, la France a continué à privilégier la continuité des relations avec des régimes auteurs d’atteintes graves et répétées à l’encontre des transitions démocratiques. Au Tchad, au Togo, au Congo, au Cameroun, pour ne citer que ces exemples, les reculs démocratiques perpétrés par de nouvelles autocraties ayant confisqué les leviers du pouvoir d’État n’ont jamais amené Paris à reconsidérer en profondeur le logiciel de sa coopération. Ce double langage – promotion de la démocratie et soutien aux régimes réfractaires – n’est pas l’apanage de la France. D’autres puissances occidentales, tel que les États-Unis ont manifesté cette même contradiction sur la scène internationale au cours des trois dernières décennies. Ce fut le cas notamment vis-à-vis de l’Égypte où le coup d’État du maréchal Abdel Fattah Al Sissi en 2013, qui allait définitivement fermer les voies vers une transition démocratique, a bénéficié d’une extraordinaire indulgence de la part des États-Unis et de l’Union européenne pourtant si attachée à la cause démocratique. En somme, les soutiens des pays occidentaux aux transitions démocratiques sont tributaires de la variabilité et des impératifs des intérêts économiques et géostratégiques. Or, la crise à laquelle se trouvent confrontées depuis quelques années – et plus encore actuellement – les vieilles démocraties, nous indique que ces dernières ont destin lié avec les démocraties émergentes. Si les démocraties anciennes s’affaissaient, les émergentes verraient leur processus de consolidation durablement compromis.
Vous pensez que les relations des pays africains avec la Chine peuvent être économiquement utiles et politiquement toxiques…
La Chine est devenue le principal partenaire économique de nombre de pays africains. En 2018, elle est devenue l’un des principaux fournisseurs de matériel militaire pour les armées africaines, juste derrière la Russie. Au vu des mécanismes de la coopération multisectorielle avec ses partenaires africains, la Chine sera, à terme, le principal créancier du continent. Si ces relations ont utilement participé de la nécessaire diversification des partenariats économiques extérieurs des pays africains, on ne saurait définitivement sous-estimer leur impact mécanique sur l’évolution des situations politiques sur le continent. Quel est le signal envoyé par la Chine vers ses partenaires africains, en restaurant, en mars 2018, le système de présidence à vie, rompant définitivement, ce faisant, avec le champ des nations démocratiques ? Alors même que nous savons la grande fragilité des processus de démocratisation en cours sur le continent, l’intensification des relations de certains pays africains avec la Chine, ainsi que la proximité qu’elles induisent, a amené certains régimes africains à se convaincre du fait que l’option démocratique peut être contournée, et qu’une autre voie est encore possible, celle de nouvelles formes d’autocraties décomplexées, avec l’assurance du soutien de grandes puissances « a-démocratiques » telles que la Chine et la Russie, notamment…
Les pays africains ont acheté bien rapidement le discours de George Bush sur la guerre contre le terrorisme…
Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, Georges W. Bush avait décrété « l’universalité de la lutte contre le terrorisme ». Dans la foulée, et sans aucune consultation démocratique, certains dirigeants africains – le sénégalais Abdoulaye Wade, le Nigérian Olesegun Obansanjo, l’algérien Abdelaziz Bouteflikha et le Sud-Africain Thabo Mbeki avaient décidé en octobre 2001, de la mise en place d’un « pacte africain contre le terrorisme », sans que l’on en connaisse les tenants et les aboutissants. Une telle célérité à s’arrimer à l’agenda de l’Amérique de Bush – qui n’était pas forcément celui de l’Afrique – tranchait avec la très timide réaction des dirigeants africains lors des attentats de Nairobi et Dar es Salam le 7 août 1998 perpétrés par Al-Qaïda contre les ambassades américaines, faisant essentiellement des victimes africaines. En s’alignant aussi promptement sur la doxa américaine, et sans avoir eu recours à la consultation de leurs opinions nationales, ces dirigeants africains avaient certainement confondu vitesse et précipitation. Que reste-t-il, 20 ans après, de ce « pacte africain contre le terrorisme », au moment où l’on assiste à la montée de l’extrémisme violent sur le continent, et plus précisément dans la région du Sahel ? Au moment où l’expansion du phénomène terroriste produit ses impacts en devenant la priorité et le référentiel principaux dans l’agenda africain, aux dépens notamment des transitions et des logiques démocratiques.
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