J’ai été contacté par des amis allemands d’Egon Bahr qui voulaient lui rendre hommage à l’occasion du centenaire de sa naissance. Chacun connaît le rôle historique qu’Egon a joué dans la conception et la mise en œuvre de l’Ostpolitik. J’ai eu le plaisir et l’honneur de le connaître. Voici le texte que j’ai envoyé à Berlin.
Egon Bahr est certainement l’une des personnalités les plus marquantes que j’ai eu l’occasion et la chance de rencontrer, l’une des intelligences les plus remarquables que j’ai eu la chance de fréquenter.
Fin 1982, j’ai été nommé responsable au secteur international du Parti socialiste français pour les questions de sécurité. Cette fonction était militante et bénévole, je l’exerçais à côté de mon travail à l’université, et elle me prenait à peu près un jour par semaine. J’avais à peine 26 ans, j’étais au tout début de ma carrière professionnelle et je n’ai dû cette promotion qu’à l’appel d’air provoqué par l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste en 1981. Il y avait assez peu de membres de ce parti travaillant sur les questions de sécurité et de défense, domaine jugé, bien à tort, comme une spécialité de droite. Les quelques personnes qui tout en étant de gauche s’étaient spécialisées sur le sujet avaient été aspirées par les cabinets ministériels. Le Parti socialiste avait servi de vivier et du coup se retrouvait démuni. Ceci expliquait pourquoi un jeune homme comme moi pouvait se retrouver bombardé responsable d’un secteur aussi important au sein du Parti socialiste.
Nous étions en plein cœur de la crise des euromissiles. Celle-ci était le sujet stratégique numéro un en Europe. Rappelons-en les grandes lignes. L’Union soviétique à partir de 1977 avait commencé à déployer des SS-20, des fusées nucléaires à portée intermédiaire capables d’atteindre le territoire européen, mais laissant le territoire américain hors de portée. C’était une décision bureaucratique prise pour moderniser les SS-4. Mais cela avait été vécu par les Occidentaux comme un moyen de découpler la sécurité de l’Europe de celle des États-Unis. En effet, l’URSS pouvait viser le continent européen et Washington pouvait ne pas se sentir concerné.
C’est Helmut Schmid, le chancelier social-démocrate allemand qui, le premier, avait lancé un cri d’alarme sur ce sujet. Il est parvenu à convaincre les Américains de réagir. En décembre 1979, l’OTAN prenait la « double décision » : si les Soviétiques ne retiraient pas leur SS-20, les États-Unis allaient déployer en Europe des missiles Pershing et des cruise missiles pour recoupler la défense européenne et la leur. Les Soviétiques allaient lancer une campagne contre la course aux armements. Le problème de la double décision, c’est que les missiles soviétiques étaient déjà déployés contrairement aux missiles américains qui ne l’étaient pas. Le décalage de calendrier permettait à Moscou d’accuser les Occidentaux d’être responsables de la nouvelle course aux armements.
L’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir, qui annonçait vouloir « la paix par la force » inquiétait les modérés. Il commit l’énorme erreur de parler de la possibilité d’une « guerre nucléaire limitée en Europe ». Helmut Schmidt allait perdre les élections en 1982, les libéraux rompant leur alliance avec le SPD pour rallier Helmut Kohl. Les parties sociaux-démocrates européens, la plupart dans l’opposition, notamment les plus puissants (Angleterre et Allemagne), faisaient campagne contre le déploiement des euromissiles américains, y compris ceux qui avaient approuvé leur déploiement lorsqu’ils étaient au pouvoir à la fin des années 1970.
En France, François Mitterrand s’était prononcé pour un rééquilibrage par le haut avec le déploiement des missiles américains, seule façon pour lui de parvenir à un équilibre par le bas avec le retrait des missiles américains et des missiles soviétiques. De façon surprenante pour certains, il avait critiqué en 1980 Valéry Giscard d’Estaing, alors président de la République, le jugeant trop accommodant avec Leonid Brejnev. Il l’avait même qualifié de « petit télégraphiste » de Moscou.
Il voulait montrer que, bien qu’ayant un programme commun avec le Parti communiste pour accéder au pouvoir, il n’était pas soumis à l’Union soviétique, bien au contraire. Il y avait un autre point de divergence entre la France et l’Allemagne : la France était attachée à la dissuasion nucléaire puisque, vu de Paris, le nucléaire représentait l’indépendance, alors que les Allemands, pour des raisons évidentes, étaient très réticents puisqu’ils auraient été les premières victimes d’une guerre nucléaire limitée en Europe. La doctrine de riposte graduée de l’OTAN – rejetée par la France – faisait que l’Allemagne aurait été la première victime d’une riposte nucléaire censée la défendre.
Les partis sociaux-démocrates espagnols et italiens ainsi que les Belges francophones, sans être aussi militants pour le déploiement des euromissiles américains que le parti socialiste français, étaient sensibles à ces arguments. Tous les autres partis socialistes d’Europe du Nord, les Britanniques et le parti social-démocrate allemand étaient résolument hostiles au déploiement des euromissiles américains.
En septembre 1983, j’accompagnais Jacques Huntzinger, secrétaire international du PS, à Bonn. Alors qu’Helmut Khôl était au pouvoir depuis 1982, il apparaissait incongru que les chefs d’État et de gouvernement français et allemands aient d’excellentes relations alors que les partis socialistes des deux pays n’avaient plus de contacts bilatéraux sur les questions de sécurité.
Nous fûmes reçus par Willy Brandt puis par les responsables du SPD, dont Egon Bah, dans des échanges qui durèrent toute la journée. Il fut décidé de constituer deux commissions bilatérales, l’une sur les problèmes de sécurité, l’autre sur les problèmes économiques. La première était dirigée par Egon Bahr côté allemand. Nous nous sommes réunis plus de deux fois par an, une dizaine de fois au total, soit à Bonn, soit à Paris.
Les positions du PS français et du SPD allemand étaient à l’opposé sur les euromissiles. Chacun était sincère, nous n’avions pas le même ADN stratégique et ceci expliquait les différences de position. J’étais réellement convaincu de la nécessité de déployer des euromissiles américains malgré les très fortes réticences que je pouvais avoir à l’égard de Reagan, en étant convaincu qu’il s’agissait-là du seul moyen de ne pas céder au chantage soviétique et d’aboutir à une perspective d’option zéro. Mais dès cette première réunion, j’ai été fasciné par Egon Bahr.
Cette commission effectuait un travail important, discutant de l’ensemble des grandes questions de défense et de désarmement nucléaire, stratégique, tactique, conventionnel, chimique, des forces d’action rapide, etc. Ce dialogue permettait de mieux comprendre les positions de chacun, tout le monde étant persuadé que la solidité du couple franco-allemand était essentielle pour la réussite du projet européen et qu’elle devait passer par un dialogue approfondi entre les deux partis. Nos divergences réelles sur la question des euromissiles ne devaient pas conduire à une rupture entre nos deux partis. Et Egon Bahr était particulièrement décidé à conserver une relation franco-allemande, tant entre États qu’entre partis. Il voyait un horizon plus large que le problème de l’heure des euromissiles. Il savait qu’une bonne entente franco-allemande était la clé d’une autonomie stratégique européenne. C’est après une réunion de cette commission qu’Egon Bahr alla plaider auprès du chancelier Khôl en 1985 la participation de la RFA au projet Hermès, un projet d’avion spatial qui devait permettre à l’Europe d’être compétitive dans le domaine de la maîtrise de l’espace.
Le SPD admit que la force nucléaire française était une force de dissuasion. En janvier 1985, les deux partis publiaient un communiqué commun. Parmi les positions communes figurait la nécessité de l’étroite coopération franco-allemande en matière de défense et désarmement, une plus grande coopération européenne et l’affirmation des pays européens au sein de l’Alliance atlantique ainsi que la réduction des arsenaux nucléaires des grandes puissances et la poursuite du processus d’Helsinki.
Il y avait un autre forum de consultation entre partis sociaux-démocrates européens, où je représentais la plupart du temps le PS, et où j’accompagnais parfois Jacques Huntziger et c’est dans cet autre forum que j’ai eu la chance de voir régulièrement Egon Bahr : le groupe « Scandilux ». Il avait tenu sa première réunion en janvier 1981 à Amsterdam. Il se réunissait environ tous les deux mois. Les réunions avaient lieu en anglais pour éviter la traduction. Elles démarraient traditionnellement par un dîner où chacun, mais surtout Egon Bahr, analysait l’évolution de la situation internationale depuis la dernière réunion. La matinée de travail était consacrée à la présentation par chacun de la situation politique dans son pays.
Généralement, Egon laissait tout le monde parler et prenait la parole en dernier en tirant sur son éternelle pipe. Il parlait d’une voix douce, mais ses propos étaient d’une intelligence, d’une limpidité qui faisait vaciller les convictions contraires les plus établies. Egon Bahr était le grand prêtre de ces réunions, il dépassait, malgré sa petite taille, de la tête et des épaules, grâce à son intelligence, l’ensemble des participants. Chacun reconnaissait sa prééminence intellectuelle. Lorsqu’il prenait la parole, il faisait une synthèse lumineuse des propos prononcés, sans oublier de la précéder d’une analyse historique et géopolitique qui fascinait tout le monde y compris ceux qui ne partageaient pas son hostilité au déploiement des euromissiles américains. On ne pouvait qu’être frappé par les différences de stature intellectuelle, de hauteur de vue, d’intelligence des situations, entre lui et les autres orateurs pourtant de bon niveau.
Bien sûr, sa réputation le précédait. Il était le primus inter pares. En tant qu’universitaire spécialiste des questions internationales, je connaissais son rôle dans l’élaboration de l’Ostpolitik et j’étais impressionné d’être en présence d’un acteur majeur de l’histoire. Pour moi, l’Ostpolitik a été un game changer dans les relations internationales. En la concevant et en la mettant en œuvre, Willy Brandt et Egon Bahr – qui en était le concepteur intellectuel – ont fait non seulement preuve de lucidité et de courage, deux traits de caractère pas toujours convergents.
Lucide pour comprendre que pour modifier la situation de l’Allemagne – et donc de l’Europe – il fallait aller de l’avant, abandonner la doctrine Hallstein et prendre le risque de dialoguer avec Moscou, Berlin-Est et les capitales est-européennes. Courage d’aller à contre-courant des idées dominantes et de faire front face aux accusations stupides et fainéantes de « sacrifier » l’intérêt national ouest-allemand et de faire le jeu de Moscou, d’en être les idiots utiles. Les véritables idiots – bien inutiles – étaient ceux qui se sont opposés à l’Ostpolitik.
Il avait été fortement critiqué pour avoir trahi l’idéal national de réunification par les chrétiens-démocrates. Celle-ci allait en fait arriver en 1989, grâce à sa clairvoyance. Sans Egon Bahr, sans Willy Brandt, sans l’Ostpolitik, pas d’accords d’Helsinki, pas d’échange entre les deux Allemagne et si la réunification aurait peut-être eu lieu, elle aurait été beaucoup plus tardive et certainement beaucoup plus douloureuse.
Sa maxime « pour modifier un statu quo, il faut d’abord le reconnaître » est pour moi l’un des principes politiques les plus pertinents jamais élaboré et qui, aujourd’hui encore, peut être un guide s’agissant des relations internationales ou de la géopolitique. J’avais l’impression, moi jeune débutant, d’être face à un personnage historique qui par ailleurs n’avait pas un comportement arrogant.
Au sein de Scandilux, j’étais confronté à des ténors des partis sociaux-démocrates européens, tous au moins parlementaires qui avaient été ou qui étaient encore ministre, alors que j’étais non-élu et débutant. Autant dire la vérité : du fait des positions ultra-minoritaires du parti socialiste français, je servais abondamment de punching-ball aux autres intervenants. J’essayais au maximum de déployer mes arguments calmement et le climat de camaraderie existant faisait que les débats étaient vifs, mais respectueux. Egon Bahr n’a jamais été agressif à mon égard et n’a jamais cherché à me mettre ne difficulté, bien que cela aurait été d’une facilité évidente pour lui.
En octobre 1983, François Mitterrand avait déclaré à Bruxelles que les missiles étaient à l’Est, les pacifistes à l’Ouest. Cette déclaration, jugée provocatrice par ceux qui s’opposaient au déploiement, avait été faite la veille d’une réunion de notre groupe qui devait se tenir également à Bruxelles. Je représentais seul le Parti socialiste. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’accueil qui me fut réservé était tout sauf chaleureux. J’ai encore en mémoire la diatribe dans laquelle s’était lancé Karel Van Miert, le représentant du parti socialiste flamand, totalement déchaîné. Egon Bahr l’avait rappelée à ses devoirs de camaraderie entre membres de partis socialistes et m’avait entouré de sa protection.
Même si nous nous connaissions bien et qu’il avait à mon égard la protection d’un ancien envers un débutant, il était surtout animé par la volonté de maintenir de solides liens entre les mouvements sociaux-démocrates et surtout et avant tout entre la France et l’Allemagne.
Je pense en fait qu’Egon Bahr était un gaullo-mitterrandiste allemand. Il était à la fois irrité par une certaine arrogance française et en même temps, il était convaincu que les positions françaises était un point important pour trouver un espace de liberté par rapport à l’imperium américain. Il était bien conscient que l’Allemagne ne pouvait pas se permettre d’avoir une politique gaulliste, que l’accès à l’arme nucléaire était interdit, mais son objectif d’une sécurité paneuropéenne ne pouvait que s’appuyer sur la politique gaullo-mitterrandiste. Il avait un désaccord tactique sur les euromissiles avec la position de Mitterrand, mais la vision de ce dernier, comme celle de De Gaulle, d’une Europe stratégique autonome ne pouvait que recevoir son approbation, ainsi que la nécessité d’entretenir un dialogue avec Moscou, au-delà de l’antagonisme des systèmes politiques.
Egon Bahr était un patriote allemand conséquent. Son patriotisme l’amenait à rechercher à pouvoir développer les plus grandes marges de manœuvre pour l’Allemagne par rapport à l’allié américain dans une démarche en fait très comparable à la démarche française. Il avait compris que l’Union soviétique n’était plus une menace militaire, qu’elle ne cherchait plus à conquérir l’Europe de l’Ouest et qu’un système de sécurité, surtout pour une Allemagne divisée, ne pouvait se trouver sans un partenariat avec Moscou. Ce qui ne signifiait en rien passer sous silence les violations des droits de l’homme en URSS.
Il n’était en rien antiaméricain comme il fut qualifié par certains critiques stupides. Il cherchait à pouvoir développer au maximum l’autonomie allemande et le fait de ne plus dépendre aussi étroitement de la protection américaine avec les impératifs politiques et économiques que cela supposait. Lorsque l’option zéro a été trouvée, les motifs de désaccord entre le parti socialiste français et le parti social-démocrate se sont évaporés.
Egon Bahr a été un militant cohérent de l’autonomie stratégique européenne. Les divergences sur les euromissiles étaient en réalité moins importantes que la recherche de cet objectif final, même si la crise des euromissiles était le grand sujet stratégique du début des années 1980.
Egon Bahr avait le regard stratégique qui partait vers un horizon lointain. Sortir de la logique de l’affrontement, de la montée des tensions, du blocage du système Est/Ouest, qui entravait à la fois la liberté et la souveraineté tant de l’Allemagne que de l’Europe a toujours été son objectif. Le partenariat, l’alliance entre l’Allemagne et la France en était le moyen le plus certain à ses yeux.
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