Sociologue français travaillant depuis des décennies sur la démocratie, les mouvements sociaux, le racisme, l’antisémitisme, la violence, le terrorisme… Michel Wieviorka répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Alors Monsieur Macron, heureux ? » aux éditions Rue De Seine.
Vous publiez le lendemain de l’élection présidentielle un livre qui interpelle directement Emmanuel Macron, c’est un défi personnel, un pari ?
Nous venons de vivre cinq années au cours desquelles la démocratie a été singulièrement ballotée, dans certains cas du fait de l’action d’Emmanuel Macron, parfois aussi pour des raisons qui lui échappaient. Avec la campagne présidentielle, il allait être opposé à Marine Le Pen, et sur le registre de l’État de droit et de la démocratie, il ne pouvait que sortir gagnant des comparaisons. Mais qui peut voir dans Marine Le Pen le bon étalon, la bonne jauge en la matière ? Une telle confrontation n’était pas constructive, j’ai choisi d‘interpeller Emmanuel Macron à la sortie de cette élection, pour ouvrir un débat sur le fond. Sans le comparer à l’extrême-droite, ce qui a été l’exercice obligé jusqu’ici. En rappelant et en considérant ce qu’il a dit et fait pendant cinq ans, et pas seulement au cours des dernières semaines, sans complaisance ni excès hypercritique. Et en réfléchissant à l’avenir de la démocratie en France.
Emmanuel Macron a pris des engagements, fait des promesses : les tiendra-t-il ? Le doute est permis ! Prenez par exemple les retraites : pendant près d’un an il y a eu des discussions en fait stériles avec un haut-commissaire qui sera condamné ensuite à six mois de prison avec sursis. Un système à points était présenté comme le seul avenir réaliste : pourquoi l’idée en est-elle totalement abandonnée ? La CFDT a été méprisée, et avec elle les corps intermédiaires. Emmanuel Macron a-t-il changé sur ce point ? Il y a eu des manifestations, puis un blocage parlementaire désastreux, réglé par un passage en force avant la mise au rencart pur et simple de la réforme : faudrait-il faire comme si rien de cela ne s’était passé ? Le personnel politique et technocratique qui entoure Emmanuel Macron, son environnement économique et financier vont-ils être transformés à ce point, et avec eux les modes de pensée et d’action ?
Oui, j’ai fait le pari qu’Emmanuel Macron serait réélu. Et qu’un intellectuel libre de toute attache, quelque peu décalé par rapport au bruit causé par l’élection présidentielle pourrait se faire entendre, et apporter un éclairage utile dans la conjoncture qui s’ouvre avec les élections législatives à venir.
Sur la lutte contre le terrorisme, vous craignez que l’urgence devienne permanente et estimez qu’il y a un risque quant à la séparation des pouvoirs…
Les États-Unis ont donné l‘exemple, après les attentats du 11 septembre 2001, avec le Patriot Act ! De même, en France, le terrorisme, après les attentats de 2015, a suscité des discours et des décisions qui mettent en cause la séparation des pouvoirs au profit de l‘exécutif.
Au nom de l’urgence et de l’efficacité face à des dangers qui inquiètent et révulsent le corps social, les gouvernements entendent bien montrer qu’ils ne sont pas passifs, qu’ils agissent vite et fort… D’où des mesures d’exception tolérées, voire attendues par l‘opinion, et qui ensuite sont inscrites dans le droit commun, au détriment du pouvoir législatif et de la justice. La crise sanitaire a elle aussi été présentée comme une « guerre » justifiant des mesures d’exception que le corps social a beaucoup moins bien acceptées.
On peut discuter du bien-fondé de toutes ces mesures, que des collectifs de juristes, d’avocats, de magistrats, d’intellectuels, ont contesté sans grand résultat. Mais surtout : un retour en arrière est-il possible une fois le danger écarté, la crise dépassée ? Le pouvoir aura-t-il la volonté et la capacité de cesser « d’emmerder » ceux qui se sont opposés à sa politique sanitaire, comme a dit Emmanuel Macron, et donc de les rejeter tous dans le pur non-sens ?
Vous reprochez à Emmanuel Macron de n’avoir rien fait pour entraver, critiquer ou ralentir le mouvement qui a dénoncé la cancel culture et l’islamogauchisme…
Deux de ses ministres, et pas n’importe lesquels, en charge l’un de l‘éducation, et l’autre de l’enseignement supérieur et de la recherche, ont participé activement à ce mouvement, ce qui l’engage. Il n’a rien dit ni fait pour les calmer !
Il y a là un phénomène singulièrement droitier, qui consiste à mettre en avant les idées de République et de laïcité pour mener des campagnes où le bébé est jeté avec l’eau du bain : à partir de la dénonciation d’excès réels, mais limités, d’abus, de dérives, en fait bien moins nombreux qu’aux États-Unis, il s’est agi de viser les musulmans et l’islam, et pas seulement les djihadistes et l’islamisme, et d’accuser la gauche de naïveté et de complaisance pour les pires horreurs – c’est la thèse grotesque de l’« islamo-gauchisme ». Pour cela, ce mouvement a projeté ce que l’on croit savoir des problèmes de la société américaine sur notre propre société, tout en se débarrassant des questions que posent l’islam et l’islamisme, mais aussi le féminisme de meToo ou l’anti-racisme de Black Lives Matter. Il a promu un certain maccarthysme pour l‘université, et mis en cause le travail de chercheurs spécialistes de la colonialisation, de la décolonisation et de leur impact. Nihil obstat pour Emmanuel Macron.
Vous vous félicitez par contre qu’un rapport sur la colonisation et la guerre en Algérie ait été demandé à Benjamin Stora ou de la nomination de Pap Ndiaye à la direction du musée de l’histoire de l’immigration…
Très juste, c’est le « en même temps » ! Le rapport de Benjamin Stora va dans le bon sens, en prônant la raison, le débat constructif et exigeant, alors même que les passions ne sont éteintes ni de notre côté de la Méditerranée, ni sur l’autre rive. Et Pap Ndiaye le dit lui-même : sa nomination montre qu’il est possible d’avoir un directeur de musée national qui soit d’origine africaine. Tout n’est pas droitier dans l’action passée d’Emmanuel Macron !
Mais son « en même temps » est déséquilibré, et intenable à terme. La période qui s’ouvre avec les législatives devrait voir s’ébaucher ou se relancer d’importants débats en matière politique et institutionnelle, par exemple à propos de la proportionnelle, cette vieille promesse. Le système des partis va-t-il se relancer, et comment ? La politique d’Emmanuel Macron va-t-elle continuer à faire le lit, finalement, des seuls extrêmes ? Comment les attentes culturelles et sociales en provenance de la société vont-elles se hausser au niveau politique ? Emmanuel Macron vient d’annoncer que l’écologie serait au coeur de l’action gouvernementale, et avec un souci de planifier. Mais qu’a fait jusqu’ici son Haut-Commissaire au Plan, François Bayrou -pas grand-chose !
Nous sortons d’une phase historique où l‘idée de démocratie, en France, en a pris un coup. Mon livre, qui vise aussi la gauche, en filigrane, interpelle Emmanuel Macron sur sa capacité, et sa volonté de redresser la barre. Pour l’instant, on voit mal se profiler les jours heureux qu’il nous avait fait miroiter. Il est au pied du mur.
Cet entretien est également disponible sur MediapartLeClub.