Le sport est-il important pour Vladimir Poutine ?
Le sport est important pour plusieurs raisons. Vladimir Poutine lui-même est amateur de sport et pratiquant. C’est un des dirigeants de ce monde les plus sportifs. On ne voit aucun autre dirigeant de cette envergure pouvoir se mettre en scène aussi bien en faisant du judo que du hockey, du cheval, de la pêche, etc.
Le sport a été important pour sa formation personnelle : s’il n’avait pas fait du judo, il aurait pu mal tourner… Le sport est aussi important pour Vladimir Poutine en tant que chef d’État pour deux autres raisons :
1.- Il faut en parler car on l’oublie régulièrement : en termes de santé publique. La Russie est un pays qui a des problèmes de santé publique, liés non pas à l’obésité, mais à l’alcoolisme. Le sport permet de lutter contre ce fléau.
2.- En termes de prestige, l’URSS qui a formé Vladimir Poutine misait déjà sur le sport pour faire la propagande du régime. Lorsque l’URSS s’est effondrée, le sport russe s’est effondré. Dans les années 90, le pays allait à vau-l’eau et il n’y avait plus aucun résultat sportif. Vladimir Poutine a donc voulu réhabiliter le sport pour des raisons d’intérêt personnel, de santé publique et de rayonnement du pays, de prestige puisque le sport peut être une façon de montrer la grandeur de la Russie et de faire flotter le drapeau comme le font d’autres nations qui souhaitent faire parler d’elles positivement.
Vladimir Poutine a donc misé sur le sport et aussi sur l’organisation de grands événements sportifs ?
Il a misé en effet sur les résultats et aussi sur l’organisation d’événements, en dépensant sans compter puisque les Jeux Olympiques d’hiver de Sotchi, en 2014, ont été parmi les plus chers
(21,9 milliards d’euros, un record selon une étude de l’université d’Oxford de septembre 2020). Sotchi était un moyen de montrer que la Russie était au centre, qu’elle était capable d’organiser des manifestations sportives de grande ampleur dans une région non loin de zones soumises au terrorisme et que la Russie avait donc vaincu le terrorisme. Sotchi montrait aussi ce que pouvait faire le pays en matière d’aménagement du territoire afin de permettre la pratique des sports d’hiver en Russie et que cette pratique n’impose plus de partir à l’étranger.
Le Jeux de Sotchi en 2014 et la Coupe du monde de football 2018 constituent- ils des victoires pour Vladimir Poutine ?
Il a été beaucoup critiqué pour Sotchi en termes de coût écologique et de coût financier. Mais il a construit un aéroport, des hôtels qui continuent à servir.
La Coupe du monde 2018 a été encore un plus grand succès, car on avait peur de la violence des supporters et du racisme et la Russie craignait les résultats de son équipe nationale. Or, la sélection s’est bien mieux comportée que prévu (élimination en quart de finale par la Croatie, 2- 2, 4-3 aux tirs au but le 07/07/2018), avec notamment cette avalanche de buts lors du match
d’ouverture (Russie – Arabie Saoudite, 5-0, à Moscou, le 14/06/2018) en présence de MBS (Mohammed ben Salmane, prince héritier d’Arabie Saoudite) et de Vladimir Poutine. Quant aux hooligans, ils ont été tenus à l’écart et ont très bien compris qu’ils n’avaient pas intérêt à faire les malins, tout comme les supporters racistes, ce qui était plus difficile.
Et surtout, les visiteurs étrangers qui sont allés nombreux en Russie pendant la Coupe du monde ont tous été séduits par l’accueil, par la gentillesse des Russes. Ils ne s’attendaient pas à être reçus de manière aussi accueillante. Donc, la Coupe du monde 2018 a été un succès pour Vladimir Poutine.
Le scandale du dopage pratiqué à grande échelle dans le sport en Russie a valu aux athlètes russes d’être privés de drapeau et d’hymne lors de Jeux olympiques de Tokyo en 2021 (Jeux d’été), puis tout récemment de Pékin en 2022 (Jeux d’hiver). Ces sanctions ont-elles constitué des humiliations pour Vladimir Poutine ?
Très clairement. Ces sanctions montrent que les Russes ont triché. Vladimir Poutine a cru -un peu comme ce qu’il fait actuellement en Ukraine- qu’il était au-dessus des lois, qu’il pouvait les violer sans en subir les conséquences. Même s’il a pu jouer la carte de la victime et du complot occidental à son encontre, les conséquences ont été extrêmement désagréables pour lui.
Depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe le 24/02/2022, il a beaucoup été question de sport, de sanctions, d’annulations de compétitions, d’exclusions d’athlètes russes…
On ne s’attendait pas à ce que les fédérations sportives réagissent à la fois aussi fortement et aussi rapidement. C’est une surprise. La Russie se retrouve dans la situation de l’Afrique du sud du temps de l’apartheid, de l’Afghanistan des talibans… C’est quand même rare pour un pays aussi important. Il s’agit d’un rapport de forces : si la Russie pèse lourd dans le sport, les Occidentaux pèsent beaucoup plus lourd et ils ont su faire valoir que leur poids, y compris en droits TV, étaient plus important.
Il y a aussi l’émotion de l’opinion publique : les instances sportives n’ont pas pu agir autrement face à un pays majeur qui entre en guerre. Mais quand les États-Unis ont déclenché la guerre en Irak en 2003, il n’y a pas eu exclusion des équipes américaines des compétitions sportives. Et alors que la Grande-Bretagne participait à ce conflit, Londres a obtenu deux ans plus tard (le 06/07/2005) l’organisation des Jeux Olympiques de 2012. Dans le monde sportif, les Occidentaux pèsent donc plus que la Russie.
Autre élément, je crois : l’époque a changé. Il est difficile de dire qu’on va exclure les dictatures, car les « pays illibéraux » sont trop nombreux. Mais davantage que l’argument selon lequel le sport doit lutter pour la démocratie et les droits de l’homme, nous avons, face à un pays qui entre en guerre et envahit un pays voisin, l’argument qui dit que le sport doit lutter pour la paix.
La rupture de la paix est donc jugée inacceptable et je pense que c’est un tournant. Il y en a qui disent : « Ce n’est pas juste, on n’avait rien fait contre les États-Unis. » Mais désormais, ce sera plus difficile pour un pays de rentrer en guerre sans avoir ce type de conséquences, car il y a maintenant un précédent.
Le Spartak Moscou, exclu de l’Europa Ligue, dit que le sport devrait plutôt bâtir des ponts que les détruire. Que vaut cet argument ?
L’essence-même de sanctions est que ça fasse mal. Effectivement, le sport jette habituellement des ponts, mais il y a beaucoup d’hypocrisie derrière cette déclaration : le Spartak Moscou aurait dû se déclarer contre la guerre pour pouvoir être aujourd’hui entendu. Il y a certainement des sportifs qui sont opposés à cette guerre et qui se retrouvent sanctionnés. C’est très gênant, mais il était impossible de ne rien faire. Et même si c’est une première que le mouvement sportif se décide aussi massivement et aussi rapidement, je pense que c’est une première qui est heureuse par rapport à ceux qui mettent toujours en cause le monde sportif en l’accusant d’être insensible aux maux de notre société.
Il y avait eu un premier élément un peu plus tôt, c’est l’affaire Pen Shuai (joueuse chinoise de tennis qui a disparu du 02 au 21/11/2021 après avoir accusé de viol un haut dignitaire chinois et qui est ensuite revenue sur ses déclarations, mais sans apparaître toutefois complètement spontanée et libre de ses propos) : le monde du sport s’est révolté, au niveau des fédérations et aussi des sportifs eux-mêmes, contre quelque chose qu’ils jugeaient inadmissible. Le monde du sport a déjà prouvé là qu’il n’était pas insensible et qu’il vivait dans la société. C’est une pierre dans le jardin de ceux qui disent l’inverse du matin au soir. On a une confirmation avec la guerre que mène aujourd’hui la Russie en Ukraine.
Cette mobilisation du monde sportif est-elle utile ? Peut-elle peser sur l’opinion publique en Russie ?
Oui car le sport touche tout le monde. L’impact d’une décision qui concerne le sport ne se limite pas aux cercles diplomatiques ou militaires. La guerre non plus. Il y en a qui vont dire que tout ceci est injuste, mais beaucoup vont constater que la politique de Vladimir Poutine vient desservir leurs intérêts.
C’est le principal frein à la politique de Poutine : les Russes admettaient jusque ici son caractère autoritaire parce qu’il avait restauré la grandeur de la Russie et qu’il avait mis fin à la descente aux enfers sur le plan économique du temps de Boris Eltsine (président russe de 1991 à 1999).
Mais si la Russie est bannie, boycottée, si elle devient un pays paria, la force de la Russie sera diminuée et si en plus il y a des troubles économiques, Vladimir Poutine aura alors dilapidé tout l’héritage politique qu’il avait accumulé.
Sa communication consistait à dire : « Regardez où est la Russie aujourd’hui. Quand j’ai pris le pays, rien n’allait. Aujourd’hui, notre pays est fort, respecté et il est craint. Il compte de nouveau sur la scène internationale, ce qui n’était plus le cas. » Mais il est en train de perdre tous ces arguments.
Les réactions du monde du sport sont sans commune mesure avec celles qui avaient suivi par exemple l’invasion de la Crimée en 2014…
La Crimée (qui était sous contrôle ukrainien depuis 1991) a toujours eu un statut spécial : c’était un territoire russe, peuplé majoritairement de Russes. Il n’y a pas eu de bombardements comme c’est le cas depuis quelques jours en Ukraine. L’annexion de la Crimée par la Russie s’est faite avec l’assentiment, pour ne pas dire le soutien de la population. Or, depuis le jeudi 24/02/2022, on parle de conquête d’un pays par un autre. C’est tout à fait différent.
Et les réactions actuelles enracinent l’idée que le sport, c’est la paix. Il ne peut donc pas se faire dans un pays en guerre.
Pour la FIFA et Gianni Infantino qui semblaient si proches de Vladimir Poutine en 2018, il semble y avoir un vrai revirement ?
À partir du moment où les trois pays qui pouvaient affronter la Russie en barrage de la Coupe du monde 2022 -Pologne, puis Suède ou République tchèque, les 24 et 29/03/2022- ont affirmé qu’ils ne joueraient pas contre les Russes, la FIFA n’avait pour choix que de les exclure.
Rappelons-nous qu’en 1973, l’Union soviétique a été exclue de la Coupe du monde (phase finale en Allemagne de l’Ouest en 1974) pour avoir refusé de se rendre au Chili où elle devait jouer un match contre le Chili de Pinochet (le match devait se dérouler le 21/11/1973 au Stade National de Santiago, qui avait été transformé en camp de concentration après le coup d’État du 11/09/1973). On aurait alors pu dire que c’est le Chili de Pinochet qui allait être privé de Coupe du monde… Ironie de l’histoire, c’était déjà un match de barrage (0-0 à l’aller, à Moscou le 26/09/1973).
La FIFA avait tranché : l’URSS avait été exclue et le Chili qualifié (2 nuls et 1 défaite en phase finale). Aujourd’hui, ce qui est pris en compte, c’est d’être un pays en guerre. Il est beaucoup plus difficile d’être du côté de la brutalité. Et les sponsors ne pourraient pas l’accepter.
Vous dites donc bravo au monde du sport ?
Oui, bravo ! Il a réagi rapidement, de façon ferme. Et c’est un démenti pour tous ceux qui prétendent que les sportifs ne sont que des égoïstes.
Un dernier point à propos de l’oligarque russo-israélien Roman Abramovich : il annonce que son club, le Chelsea FC, est géré à présent par la Fondation du club, il participerait aux négociations russo-ukrainiennes…
Il s’est intelligemment mis en retrait en espérant que cela évitera la saisie de son club et sa dépossession. Il a acquis la nationalité israélienne. Il est proche à la fois de Vladimir Poutine et de Volodymyr Zelenski (le président de l’Ukraine) : c’est sans doute ce qui a poussé ce dernier à le proposer comme médiateur. Il n’est pas certain que les Européens apprécieraient de le voir jouer un tel rôle, ni que lui-même soit en mesure de le faire…