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Quel regard portez-vous sur la décision de Vladimir Poutine de reconnaître l’indépendance des régions séparatistes pro-russes de l’Est de l’Ukraine, ce 21 février ?
C’est une décision lourde de sens, dans la mesure où il met fin à la période de négociations qui était ouverte avec les pays occidentaux et qui pouvait encore durer. Il vient d’enterrer définitivement les accords de Minsk, même si ceux-ci n’étaient pas vraiment mis en œuvre car les Ukrainiens n’appliquaient pas la partie qui les concernait.
Plusieurs observateurs affirment que le discours du président russe était d’une gravité rarement observée chez lui, voire qu’il était même « délirant », hors du réel, selon certains d’entre eux. Partagez-vous ce point de vue ou êtes-vous plus nuancé ?
« Délirant », le mot est excessif. Mais il est clair qu’il a nié l’existence d’une nation ukrainienne ou du moins qu’il l’a énormément relativisée, l’attribuant à la révolution bolchévique ou aux erreurs de Gorbatchev ; alors qu’on sait que la nation ukrainienne existe, que le nationalisme ukrainien a été combattu du temps de l’URSS. Il y a une nation ukrainienne qui existe, qui est très proche de la nation russe mais qui ne se confond pas complètement avec elle. Je dirais que plutôt que d’accuser, comme il l’a fait à la fin de son intervention, Gorbatchev de responsabilité sur les problèmes non résolus entre l’Ukraine et la Russie, il aurait mieux fait de viser Boris Eltsine, dont la précipitation lors de la dissolution de l’URSS pour devenir le président de la Russie, reconnu internationalement, a été pour beaucoup dans les problèmes non résolus. Le président ukrainien de l’époque, Leonid Kravtchouk, avait attiré l’attention d’Eltsine sur les conflits potentiels qui existaient entre l’Ukraine et la Russie, notamment sur la Crimée. Et Boris Eltsine, pressé d’être le président, non plus d’une nation fédérée, mais d’un État réel, reconnu internationalement, avait mis ceci de côté.
Cette déclaration présidentielle russe ne marque-t-elle pas d’ailleurs l’aveu d’un échec de la politique menée par Emmanuel Macron, visant à une négociation sur la situation dans l’Est de l’Ukraine ?
La voie de la négociation n’a pas fonctionné. Mais ceux qui lui reprochent d’avoir voulu négocier avec la Russie sont plutôt des néoconservateurs qui ne veulent, en aucun cas, discuter avec la Russie. On peut dire que Poutine s’est joué de Macron. Mais quelle était l’autre voie ? Refuser de négocier, c’était une voie qui était beaucoup plus contestable que de vouloir, quand même, continuer d’avoir une relation de négociation avec le Russie.
Peut-on dire, objectivement, que ce discours du Kremlin offre un casus belli pour les pays occidentaux ?
Disons que la Russie défie les pays occidentaux. Elle claque la porte des négociations. Mais rien ne peut dire que ce soit un casus belli. C’est juste une fin de non-recevoir. C’est une accentuation des tensions. Un accroissement des pressions. Mais ce n’est en rien le prétexte à un conflit armé.
Que pensez-vous de la réaction de l’Allemagne qui suspend l’autorisation du gazoduc Nord Stream 2 qui la relie à la Russie, ce mardi 22 février ?
Il était difficile de faire autrement pour l’Allemagne. Cette suspension ne veut pas dire qu’on clôt définitivement ce gazoduc. Mais il était difficile, par rapport aux reproches que l’on fait généralement à l’Allemagne d’être trop dépendante du gaz russe, de ne rien faire symboliquement, le lendemain de cette décision. Si la voie de la négociation entre la Russie et les Européens reprend, il sera toujours possible de reprendre les travaux. De toute façon, l’Allemagne a besoin du gaz russe et la Russie a besoin de l’argent allemand.
Quelles décisions seraient à prendre pour éviter un conflit entre la Russie et ses alliés et les membres de l’OTAN ?
Je pense que, de toute façon, la Russie n’a pas intérêt à un conflit, parce qu’elle aurait un coût humain extrêmement fort et que, quel que soit le caractère autoritaire du régime russe, il ne contrôle pas tout. Les protestations de la population russe par rapport à un nombre élevé de morts parmi la jeunesse russe en cas de conflit, seraient de nature à mettre en danger politiquement Poutine. La Russie n’a pas intérêt à ce conflit, non pas par respect du droit international ou de la souveraineté ukrainienne, mais par rapport à de fortes protestations internes possibles.
Ensuite, la politique américaine a beaucoup fait pour antagoniser Poutine et lui donner le sentiment que la Russie avait été humiliée après la fin de la Guerre froide. Mais cela n’excuse pas Poutine d’avoir fermé la porte des négociations et d’avoir pris une telle décision. Peut-être que la raison va l’emporter par la suite. Mais pour le moment, nous sommes dans une impasse parce que personne ne semble accepter les intérêts de sécurité de l’autre. On sait très bien que les négociations aboutissent à partir du moment où il y a un accord sur les désaccords, que la sécurité de l’un doit être prise en compte par l’autre. Ce qui n’est, pour le moment, nullement le cas. Ni d’un côté ni de l’autre.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin pour le Quartier Général.