Barthélémy Courmont est directeur de recherche à l’IRIS et maître de conférences à l’Université catholique de Lille. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Chine-USA : le grand écart. Crise dans la mondialisation, chez VA Editions.
Votre livre revient sur la période dite post-Guerre froide, depuis la disparition de l’Union soviétique. Pourquoi ce cadre chronologique est-il pertinent pour comprendre le monde contemporain ?
D’abord parce qu’il s’agit du monde dans lequel nous vivons. Les « périodes » ne sont en général définies qu’a posteriori, c’est d’ailleurs le travail des historiens, mais la Guerre froide présente cette particularité, en raison du paradigme aussi nouveau que singulier – la bipolarité – d’être définie avant qu’elle ne touche à sa fin. Depuis la disparition de l’Union soviétique en décembre 1991, mais aussi les évènements de la place Tian An Men en mai-juin 1989, la fin du rideau de fer et du mur de Berlin quelques mois plus tard, la guerre du Golfe de janvier 1991… le monde est sorti de cette bipolarité et est donc entré, puisque c’est celle-ci qui la définissait, dans une ère post-Guerre froide. On peut d’ailleurs s’interroger, et c’est une des questions abordées dans ce livre, s’il s’agit d’une période de transition – mais vers quoi exactement ? – ou si elle présente des caractéristiques qui lui sont propres et sont susceptibles de s’inscrire dans la durée. Après tout, cette période dure depuis trente ans, et la Guerre froide n’en a duré que quarante-cinq. À peine plus donc.
Ce cadre chronologique me semble par ailleurs pertinent quand on oppose d’un côté les évolutions profondes des sociétés et des relations internationales au cours des trois dernières décennies – apparition d’Internet, crise de légitimité des modèles démocratiques, « retour » des conflits asymétriques avec des guerres sans fin, inégalités Nord-Sud de plus en plus prononcées, affirmation de puissance de nouveaux acteurs comme la Chine, ou de retour comme la Russie, et puis bien entendu l’apparition de nouveaux enjeux internationaux comme le terrorisme transnational, l’identité, la culture et l’influence comme grilles d’analyse, la lutte contre le réchauffement climatique ou encore les problèmes sanitaires… La liste n’est pas ici exhaustive, mais elle nous indique à quel point le monde a changé depuis trente ans. Et puis de l’autre côté, ce constat : les structures des relations internationales n’ont pas changé depuis trente ans, et elles se montrent d’ailleurs souvent de plus en plus désarmées, comme l’indique le rôle de l’ONU dans les crises contemporaines par exemple. En clair, nous vivons dans un monde très différent, avec un phénomène d’accélération de l’histoire, mais nous tentons d’apporter des réponses aux défis planétaires avec une grille de lecture non seulement héritée de la fin de la bipolarité, mais surtout déterminée par rapport à cette dernière. Par exemple, faut-il voir dans le traitement bilatéral de la crise ukrainienne par la Russie et les États-Unis le retour d’un dialogue entre grandes puissances ou le signe de notre incapacité à proposer autre chose ?
Diriez-vous que la fin de la Guerre froide, qui suscitait alors de grands espoirs, ne s’est pas passée comme prévu ?
Les choses ne sont effectivement pas, comme je le rappelle dès l’introduction, passées comme prévu. Mais de quoi parle-t-on exactement ici ? La bipolarité de la Guerre froide était avant tout une division entre deux mondes qui ne communiquaient que pour maintenir un équilibre et éviter le pire. Sa fin ne pouvait que susciter de réels et légitimes espoirs. Ajoutons que dans cette lutte de la démocratie face à l’autoritarisme de Moscou, c’est la première qui l’a remporté, et la fin de la Guerre froide s’accompagna ainsi de l’espoir de voir les systèmes démocratiques s’imposer dans le monde entier et, dans un rapport étroit avec le libéralisme économique, atteindre la « fin de l’histoire. C’était cependant oublier Tian An Men. Et puis il y avait cette hyperpuissance américaine, disposant des moyens de s’imposer à échelle planétaire, mais s’autoproclamant bienveillante et mobilisée sur tous les fronts. Cette croyance perdura plus d’une décennie, jusqu’à l’unilatéralisme américain lors de la guerre d’Irak en 2003, et semble aujourd’hui appartenir au passé… Que reste-t-il de la fin de le l’histoire, du nouvel ordre mondial annoncé par le président George Bush en 1991, et même de la « communauté internationale », qui ne signifie plus grand-chose aujourd’hui ? Nombreux sont les experts de renom qui avaient annoncé la fin prochaine des États, et même la fin de la guerre dès lors que seuls des acteurs malveillants, mais faibles, des « rogue states », en seraient les acteurs. En regardant en arrière, ces croyances peuvent sembler très naïves pour les jeunes générations qui n’ont pas vécu cette période. Mais loin de blâmer ces croyances, légitimes dans le contexte euphorique de la fin de la Guerre froide, ma démarche consiste à poser des questions, en toute humilité, sur les conséquences de cet écart abyssal entre ce que nous avions prévu et ce que le monde est devenu.
Vous mettez l’accent sur la rivalité Chine – États-Unis. Faut-il y voir la manifestation d’une nouvelle Guerre froide ?
Cette rivalité impacte, de par son importance, tous les sujets de relations internationales contemporaines. En ce sens, la comparaison avec la bipolarité de la Guerre froide est judicieuse. Cependant, il serait réducteur de considérer que l’histoire se répète, et que nous entrons dans une nouvelle bipolarité caractérisée par le développement de deux mondes quasiment distincts. Contrairement aux États-Unis et l’Union soviétique pendant la Guerre froide, qui s’observaient à distance, les interactions sont innombrables entre Washington et Pékin. Difficile dans ce cas d’imaginer la construction d’un nouveau rideau de fer et la coexistence de deux modèles distincts. Mettre en avant, pour décrire cette rivalité, la Guerre froide me semble non seulement déplacé et anachronique, mais aussi propre à un binarisme, lui aussi déplacé et anachronique, comme grammaire des relations internationales. Or, il faut précisément sortir de ce binarisme qui n’apporte pas de bonne réponse et offre une vision à mon avis simpliste de la compétition entre Washington et Pékin.
De même, la Guerre froide fut avant tout une opposition de deux idéologies irréconciliables. Or les idéologies ne sont plus au cœur des politiques des grandes puissances, et si les différences entre Washington et Pékin sont profondes en ce qui concerne la nature des régimes politiques, cela ne se traduit pas par un écart idéologique. Les deux pays poursuivent le même objectif, celui du leadership, à l’intérieur d’un même système-monde. Pour cette raison, ils mettent en avant leurs atouts, leurs ambitions, et leur rivalité, ce qui est somme toute assez classique dans une opposition entre grandes puissances. Mais contrairement à la Guerre froide, ce n’est plus l’idéologie qui rythme cette compétition, n’en déplaise à ceux qui pensent que l’identité communiste ou maoïste de la Chine est au cœur de la rivalité avec Washington. En clair, plutôt que de chercher la facilité et nommer le monde actuel avec des référents d’un autre âge, il est plus pertinent d’en explorer les caractéristiques.
Si cette rivalité n’est pas une nouvelle guerre froide, de quoi est-elle le nom ?
Considérer que cette rivalité n’est pas une nouvelle Guerre froide ne revient pas à en minimiser la portée. Au contraire. L’une des caractéristiques de la Guerre froide fut la coexistence pacifique, certes fragile, entre Washington et Moscou et résumée par la célèbre formule de Raymond Aron, « guerre improbable, paix impossible ». Cette coexistence pacifique ne fait plus sens dès lors que l’on parle d’une rivalité de leadership à l’intérieur d’un même système-monde. Cela signifie que tous les coups sont permis, et que nous assistons à une très large extension du domaine de la lutte, intégrant en plus de la rivalité militaire des aspects économiques, culturels, et liés à l’influence sur le reste du monde. Si la Guerre froide n’en fut finalement pas une, à échelle planétaire du moins, c’est parce que les principaux intéressés ont identifié les risques et la nécessité de l’éviter. Mais il serait naïf de considérer que c’est le cas aujourd’hui.
Cela ne signifie cependant pas que cette rivalité doit nous alerter sur un risque de guerre ouverte, même si cette dernière n’est pas à exclure. Dans des travaux précédents, je me suis penché sur l’idée d’une « guerre pacifique » entre les deux puissances, c’est-à-dire d’un équilibre sur le terrain militaire afin d’éviter un scénario catastrophique, mais une lutte acharnée dans tous les autres domaines, ce qui n’est pas, au passage, une bonne nouvelle. Il me semble que c’est une manière plus appropriée de décrire la rivalité entre les deux pays.
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