Sociologue français travaillant depuis des décennies sur la démocratie, les mouvements sociaux, le racisme, l’antisémitisme, la violence, le terrorisme… Michel Wieviorka répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Métamorphose ou déchéance. Où va la France ? aux éditions Rue De Seine.
Dressant un vaste panorama des mobilisations contestataires qu’a connues la France, vous écrivez que l’idée d’une convergence des luttes n’a cessé de prendre l’eau en même temps que les conflits localisés perdaient de leurs capacités à entraîner une mobilisation nationale…
En mai 68, les étudiants, dont la lutte inaugure les conflits propres à une société post-industrielle, sont rejoints par des ouvriers, figure du conflit central de la société industrielle. La convergence est impressionnante, même si les appareils de la CGT et du PCF n’y sont pas favorables.
Les mobilisations des années qui suivront se situent sur des registres distincts. Les unes relèvent plutôt de l’ère post-industrielle –féminisme, luttes anti-nucléaire, sur l’environnement, questions touchant à l’éthique, aux décisions relatives à la vie et à la mort. D’autres renvoient plutôt à l’ère industrielle, aux conquêtes sociales des travailleurs, aux retraites, au modèle des Trente Glorieuses qui se déstructure. D’autres encore sont le fait d’acteurs refusant d’être laissés sur le bas-côté de la route sans se définir pour autant par rapport à un type de société – ce fut le cas avec les Gilets jaunes.
Sans parler des « anti-mouvements » qui résistent au changement culturel, avec notamment « la manif pour tous ».
Tout ceci n’a aucune unité, les luttes se fragmentent d’autant plus qu’il n’y a plus de « grand récit » procurant un sens partagé, des repères communs, et que le système institutionnel perd de sa capacité à assurer un traitement politique des demandes sociales et des attentes culturelles. La tendance est à l’horizontalité des mobilisations. Tandis que le pouvoir fonctionne de façon verticale, les acteurs contestataires refusent pour certains d’être représentés, de se structurer ; négocier entre eux ou avec eux est dès lors exclu.
Comment expliquer que le mouvement Attac, qui a pris une ampleur non seulement nationale mais mondiale, ait perdu de sa force ?
Attac est née dans une conjoncture historique. Elle s’en prenait au néo-libéralisme arrogant et triomphant des années 1990, après la chute du Mur de Berlin, or aujourd’hui, et surtout avec la pandémie, l’Etat redistribue, prend des allures accentuées d’Etat-providence, le néo-libéralisme n’est plus la « mondialisation heureuse » vantée par Alain Minc. Attac était une composante d’un mouvement altermondialiste mobilisé contre une certaine globalisation – « un autre monde est possible ! » – mais comportait aussi des aspects anti-Europe voire souverainistes, elle était en tous cas divisée sur ces points. Or aujourd’hui, les forces politiques les plus préoccupantes, les plus réactionnaires sont nationalistes, souverainistes. Attac, de plus, est déphasée dans ses formes et ses principes d’organisation par rapport au rejet si fréquent de tout ce qui peut faire penser à l’avant-gardisme ou au léninisme.
Vous dénoncez la montée d’un nouveau maccarthysme dans les milieux académiques et intellectuels, qu’entendez-vous par cela ?
La mise en cause des libertés académiques, et de la liberté d’expression plus largement, n’est pas le monopole des régimes autoritaires. En France, elle est fondée sur la hantise de l’islam, et pas seulement de l’islamisme, le rejet des migrants, et le projet de régler les questions qui divisent nécessairement le corps social par des appels incantatoires et répressifs à l’unité. Des conceptions raidies de la République et de la laïcité fournissent les catégories de cette unité, sur un mode qui ne laisse pas de place à la connaissance réelle de ce qui fait la pluralité de la société. Chez certains, la Nation apporte ce principe d’unité sous des formes souverainistes et fermées. Et bien sûr, République et Nation peuvent être conjuguées. Des transfuges de la gauche, les plus « républicanistes », éventuellement souverainistes, des politiques, des journalistes, des intellectuels publics plutôt de droite, voire de la droite de la droite réclament un contrôle sur la vie universitaire, exigeant des engagements « républicains ». Ce néo-maccarthysme, qui n’est pas à l’honneur des ministres Vidal ou Blanquer, se complète par des campagnes pour disqualifier quiconque ne pense pas comme il faudrait, en dénaturer les positions, et finalement tenter de faire table rase de toute pensée nuancée sans hésiter à recourir aux attaques ad hominem et au mensonge.
A les suivre, ne pas être avec eux, c’est être « islamo-gauchiste », « wokiste », pour « l’intersectionnalité » (le mal conceptuel absolu !). Ces idéologues jettent le bébé avec l’eau du bain, les quelques excès du soi-disant « wokisme » ou de la « cancel culture », avec les discriminations, les inégalités, les injustices sociales.
Le chef de l’Etat ignore ou détruit les corps intermédiaires. De même, des responsables politiques et leur intelligentsia organique assimilent abusivement à l’extrémisme la pensée critique, surtout quand celle-ci évite les excès et les dérives hypercritiques.
Vous vous livrez à une réhabilitation de la notion de « Plan »…
Dans ce livre, j’analyse la façon dont l’Etat politique et l’Etat administratif ont évolué depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, chacun pour leur part, et dans leur articulation. Le résultat d’ensemble est consternant. Notre pays a perdu l’habitude de la mobilisation intellectuelle collective pour se projeter vers l’avenir, en même temps qu’il devenait orphelin des conflits, en particulier sociaux, qu’il avait plus ou moins bien su institutionnaliser. Pendant un bon demi-siècle, le Plan a constitué un espace exceptionnel de rencontres, de débats, de réflexion collective, y compris de façon très conflictuelle, pour dessiner le futur.
Rien de tel aujourd’hui, tout procède du sommet. Le Haut Commissariat au Plan confié par Emmanuel Macron à François Bayrou est une plaisanterie. Il faut dire qu’une telle instance n’a de sens que si existent les acteurs pour y participer utilement, de façon significative, et la volonté politique d’en tenir compte – le Plan, disait de Gaulle, est « une ardente obligation ». On est bien éloigné de tout ceci !
Cet article est disponible sur MediapartLeClub.