Interview de Pascal Boniface dans El Watan
Pouvez-vous revenir rapidement sur l’origine de la nouvelle escalade dans le conflit israélo-palestinien, selon votre point de vue ?
Les causes sont multiples, anciennes et récentes, parmi lesquelles les politiques de Benyamin Netanyahou et de Donald Trump, mais aussi de Mahmoud Abbas. Celui-ci, par son incapacité à unir les Palestiniens, les empêche d’avoir des perspectives politiques surtout après son annonce du report des élections. Tous ces facteurs avaient déjà conduit le peuple palestinien au désespoir et renforcé sa colère. Puis, il y a eu les manifestations de l’extrême-droite israélienne aux cris de «Mort aux Arabes !», qui ont largement sensibilisé une grande partie des jeunes Palestiniens. Enfin, à la fin du mois de Ramadhan dernier, survient l’interdiction de tout rassemblement au niveau de l’Esplanade des Mosquées, parallèlement au procès pour expulser des familles palestiniennes de leurs habitations. Ce qui paraissait comme le début de l’expulsion de tous les Palestiniens de Jérusalem Est. Et justement pour montrer qu’ils étaient les «protecteurs» de Jérusalem, les responsables du Hamas ont ordonné le lancement de roquettes sur Israël. Le Hamas voulait à la fois montrer qu’il pouvait défendre les Palestiniens et résister face à Israël et se positionner politiquement vis-à-vis de l’Autorité palestinienne, incapable selon lui de protéger le peuple palestinien.
A-t-il réussi son objectif stratégique tout en sachant qu’il a donné le prétexte au gouvernement israélien pour mener des «représailles» contre les Palestiniens de la bande de Ghaza faisant plusieurs dizaines de victimes civiles ?
C’est presque un scénario écrit d’avance. On sait très bien qu’à chaque fois que les roquettes du Hamas visent Israël, l’armée israélienne réagit en bombardant durement la bande de Ghaza. Ça s’est toujours passé comme cela lors des épisodes précédents. Et comme d’habitude, la communauté internationale va continuer à faire semblant de contester, mais ne rien faire concrètement, se contentant d’attendre que les deux belligérants mettent fin aux hostilités.
Comment qualifierez-vous justement cette relation singulière qui dure depuis plusieurs années entre le gouvernement Netanyahou et le Hamas ?
On peut dire que Netanyahou et le Hamas sont des ennemis complémentaires. Pour rappel, les deux se sont opposés aux accords d’Oslo en 1993, signés entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin. Le Hamas savait que l’armée israélienne allait réagir comme ça, mais il considère que sa position de résistance face à Israël conforte son importance dans le paysage politique palestinien, même si ce sont les civils en grande partie qui ont fait les frais des opérations militaires israéliennes. On peut dire, d’un certain point de vue, que l’un fait les affaires politiques et idéologiques de l’autre. Ainsi, Netanyahou est renforcé sur le plan interne car avant ces événements sa grande crainte était de perdre le pouvoir et de devoir faire face à la justice israélienne. Du côté des dirigeants du Hamas, même si leur mouvement a été très affaibli par les bombardements, ils sont renforcés politiquement car ils apparaissent comme les seuls réels résistants face à Israël.
Un cessez-le-feu prévisible, mais tout aussi précaire vient d’être annoncé. Quelle lecture en faites-vous ?
On sentait ces quelques derniers jours qu’un cessez-le-feu était proche, surtout avec la mobilisation internationale qui ne cessa pas de se renforcer. Même aux Etats-Unis, des voix importantes dans les médias et la classe politiques sont montées au créneau pour critiquer les bombardements israéliens dans la bande de Ghaza qui ont fait beaucoup trop de victimes civiles, y compris des enfants. Et un tel cessez-le-feu était attendu ; les responsables des deux parties antagonistes attendaient le bon moment où ils peuvent se présenter devant leurs opinions publiques respectives comme ayant été victorieux. Netanyahou pourrait dire qu’il a détruit les capacités militaires du Hamas et donc a assuré la sécurité des Israéliens, tandis que les dirigeants du Hamas pourront dire qu’ils ont réussi à faire plier Israël et sauvé l’honneur des Palestiniens.
Par le prisme des événements de ces dernières semaines, pensez-vous que la position des Etats-Unis a évolué vis-à-vis de ses alliés israéliens ?
Disons que le gouvernement Netanyahou n’a plus le soutien total et inconditionnel que lui accordait l’administration américaine sous Trump. Néanmoins, l’axe d’alliance stratégique israélo-américain demeure très puissant. Les Etats-Unis continuent à protéger Israël et permettent finalement au gouvernement israélien d’avoir la politique qu’il a, impossible à mettre en place sans le soutien américain ! Même s’il peut y avoir quelques désaccords entre Joe Biden et Netanyahou, cela ne se traduit pas par de réelles pressions, sanctions ou mesures de rétorsion. Le dernier locataire de la Maison-Blanche qui a fait cela est George Bush père. Fin 1991, il a dit que si la colonisation se poursuit, les Etats-Unis allaient cesser de garantir les prêts accordés à Israël. Par conséquent, le Premier ministre de l’époque, Yitzhak Shamir, a perdu le pouvoir puisque Rabin a gagné les élections en 1992. Depuis, aucun Président américain n’a envisagé de faire pression sur Israël. D’ailleurs, Biden ne considère pas prioritaire le dossier du conflit israélo-palestinien.
Son administration veut se désembourber du Proche-Orient. Cependant, vu l’ampleur de la crise et de par la réaction de l’opinion publique internationale et surtout américaine, y compris une partie du Parti démocrate qui commence à critiquer sérieusement les agissements du gouvernement israélien, le nouveau Président américain a été obligé de s’impliquer un peu plus que prévu dans ce dossier ! Il ne veut pas perdre le contrôle, en sachant que sa grande priorité est de reprendre les négociations avec les Iraniens tout en essayant d’empêcher tant l’Arabie Saoudite qu’Israël de venir les perturber. Il ne va certainement pas prendre les mêmes décisions que Trump, mais il ne va pas non plus revenir dessus, comme par exemple le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem.
Qu’en est-il de la position officielle de la France ?
La position de la France sur ce dossier est beaucoup plus timide et moins active par rapport à ce qu’elle était auparavant ! Alors que Charles de Gaulle, François Mitterrand et Jacques Chirac étaient très impliqués et parfois ont même fortement critiqué certaines décisions du gouvernement israélien, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron ne se sont pas vraiment intéressés au conflit israélo-palestinien pour pouvoir prétendre y jouer un quelconque rôle déterminant. On a l’impression que les dirigeants de l’hexagone ne veulent pas se coltiner ce dossier à cause de ses incidences sur la politique intérieure française. En même temps, il y a aussi beaucoup de connexions entre les hommes politiques français et israéliens, singulièrement à travers le soutien sans réserve d’une certaine classe politique française apporté systématiquement à la droite et à l’extrême-droite israéliennes, malgré l’agacement d’une bonne partie de l’opinion publique française quant aux agissements du gouvernement israélien.
Dans ce sens, l’interdiction de manifester par solidarité avec la Palestine n’a pas arrangé les choses. Le prétexte avancé par les autorités quant à leur volonté d’éviter une manifestation contre l’antisémitisme est très curieux. C’est-à-dire qu’on assimile une manifestation pro-palestinienne à une manifestation antisémite. En somme, il y a une situation assez spécifique à la France où toute critique du gouvernement d’Israël est assimilée à de l’antisémitisme. Or, cela reviendrait par exemple à considérer que si on critique le gouvernement de Xi Jinping, on fait du racisme antichinois.
Pour revenir à l’avenir dudit conflit, jugez-vous plausibles certaines thèses mettant en avant un éventuel rôle primordial de médiation que pourront jouer les pays arabes qui ont normalisé récemment leurs relations avec l’Etat hébreu ?
La normalisation des relations diplomatiques entre des pays qui ne sont pas en guerre ne règle rien. Que les Emirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc et le Soudan se rapprochent d’Israël n’a aucun impact sur la question palestinienne. Les gouvernements de ces pays sont justes dans des situations délicates vis-à-vis de leurs opinions publiques nationales à chaque bombardement qui tue des civils palestiniens, avec la possibilité permanente de voir apparaître des mouvements de contestation chez eux. Ils ne peuvent pas jouer non plus un rôle de médiation car leur influence sur Israël est quasi-inexistante. Ils n’ont aucun levier de pression comme peuvent l’avoir les Etats-Unis ou encore l’Union européenne, si par exemple cette dernière décide de mettre en cause l’accord d’association avec Israël. Mais même les pays européens sont très divisés pour pouvoir faire cela !
Comme d’habitude, après le cessez-le-feu, rien ne sera réglé sur le fond tant qu’il n’y aura pas une reconnaissance israélienne du droit du peuple palestinien à disposer de lui-même et à avoir un Etat. Une nouvelle crise surgira un jour ou l’autre, surtout que la solution des deux Etats devient de plus en plus matériellement impossible vu le grignotage continu des territoires palestiniens par les colonies israéliennes. Si on continue comme ça, on va tout droit vers un Etat d’apartheid. La grande ONG américaine de défense des droits de l’homme, Human Rights Watch, a justement qualifié dernièrement d’apartheid la situation des Palestiniens que leur fait subir Israël. Ce qui devrait alerter les dirigeants israéliens et leurs alliés occidentaux.
Propos recueillis par Samir G. pour El Watan.