Tribune de Pascal Boniface dans Capital
Les nations qui ne prendront pas le virage de l’intelligence artificielle seront disqualifiées dans la course à la puissance, comme l’ont été au XIXe siècle celles qui n’ont pas pris le virage de la révolution industrielle. On peut être très critique à l’égard de Poutine, mais lorsque ce dernier déclare: «Le pays qui sera leader dans le domaine de l’intelligence artificielle dominera le monde», on ne peut qu’approuver. Un candidat qui n’aborderait pas les enjeux sociétaux en géopolitique de l’intelligence artificielle se disqualifierait ainsi de lui-même.
Que manque-t-il à la France et à l’Europe pour combler le retard ou du moins ne pas élargir le fossé qui les sépare non seulement des Etats-Unis, mais également désormais de la Chine ? Ce n’est pas la formation. Nous avons les meilleures filières de mathématiciens et d’écoles d’ingénieurs. Mais encore faut-il pouvoir conserver ses compétences. Pour le moment, trop souvent, nous payons la formation de talents qui vont être mis au service des Gafam et dorénavant des géants numériques chinois. Il y a une fuite des cerveaux à notre détriment. Il faut davantage renforcer les liens entre entreprises et universités, et se débarrasser de l’idée que la recherche à l’université ne peut et ne doit pas être rentable.
On rappellera dans cette optique que les professeurs d’université peuvent désormais consacrer 50% de leur temps à une activité dans le privé contre 30% auparavant. Il faut également améliorer la valorisation de la recherche et le transfert vers l’industrie. Au niveau européen, nous avons trop favorisé les consommateurs au détriment des producteurs, ce qui empêche la constitution de géants continentaux. Pour le plus grand bonheur des concurrents chinois et américains, qui n’hésitent ni l’un ni l’autre à utiliser la carte de la préférence nationale et du protectionnisme quand leurs intérêts sont en jeu.
Il faut par ailleurs tirer profit d’un nouvel état d’esprit qui semble se développer aux Etats-Unis. Pendant très longtemps, en effet, vouloir taxer les Gafam ou leur faire respecter certaines règles était vu comme une attaque contre les intérêts nationaux américains. Il y a désormais la perception là-bas qu’il convient de réguler la toute-puissance des Gafam.
Il faut certes en tirer parti, mais également ne pas craindre d’aller au bras de fer si les Américains avaient de nouveau la volonté d’imposer leurs vues, leur réglementation et leurs intérêts à leurs partenaires européens. Il est temps de sortir de la naïveté. Il est temps de vérifier que la Commission européenne, qui dit vouloir affirmer sa vocation géopolitique, le fasse réellement. L’intelligence artificielle est un secteur clé.
La bataille pour la propriété et l’usage des données personnelles a déjà été perdue au bénéfice des Etats-Unis et de la Chine. Mais celle pour les données industrielles et les données de santé se profile. L’Europe peut y jouer sa partition. Elle peut aussi être à la pointe sur la façon de mettre l’intelligence artificielle au service de la protection de l’environnement et de la réduction des inégalités. Il est encore temps d’agir, mais il faut faire vite.