N’y a-t-il pas un « en même temps » africain de la part de Macron ?
La Macronie a tendance à penser le « en même temps », en France comme en Afrique. D’ailleurs, dans l’esprit d’Emmanuel Macron, les deux théâtres sont intiment liés de par notre histoire coloniale, nos relations économiques et culturelles et la présence de nombreux binationaux, sur les deux rives de la Méditerranée. Dès son arrivée au pouvoir, le chef de l’État a repensé sa politique africaine en s’adressant aux Français d’origine africaine. Il a créé en août 2017 un Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA) d’une dizaine de personnes, pour la plupart binationales et issues de la société civile, pour dépolitiser la relation avec le continent. Ces personnalités ont été invitées à être disruptives dans leurs propositions, chacune dans son domaine de prédilection (diasporas, santé, éducation, sport, médias, banques, urbanisme…). Ce « mini think tank » à usage présidentiel devait permettre de court-circuiter des administrations enkystées dans des relations traditionnelles avec le continent. L’obsession du Président auprès de ses collaborateurs se résume à changer l’image de la France en Afrique et le regard des Français « de souche » sur l’Afrique et les Africains. Mais on ne balaye pas cinquante ans de politique africaine d’un revers de main ou d’un coup d’ardoise magique.
En France, les personnalités cooptées par le Président pour écrire un nouveau récit national avec l’Afrique sont souvent hors d’atteinte de « ceux qui n’ont pas les codes » que possèdent, eux, les activistes qui impulsent les ressentiments envers la France dans les capitales de l’ex pré carré. En Afrique, les tentatives de renouveau sont reléguées au second plan par les opérations militaires en cours. Cela brouille les avancées faites sur le plan mémoriel, la restitution du patrimoine africain, les voyages culturels et économiques au Nigeria, en Éthiopie ou au Kenya. On peut difficilement incarner la rupture si l’on reste coincé dans cette logique et soumis au poids du lobby militaro-industriel d’autant que cela implique des alliances avec des régimes pas toujours démocratiques. C’est le cas du Tchad d’Idriss Deby qui a monnayé cher son soutien à la lutte contre le terrorisme au Sahel. En échange, il a bénéficié d’une protection française contre ses propres rébellions. L’Élysée n’a pas non plus réussi à couper le lien monétaire avec les pays de la zone Franc incarné par le Franc CFA. Ses homologues africains ne veulent pas tenter l’aventure de la souveraineté monétaire et préfèrent le confort de la parité avec l’euro, même si la France s’est retirée des instances de gouvernance de la monnaie ouest-africaine.
Y a-t-il une bataille entre l’Agence française de développement (AFD) et le Quai d’Orsay ?
C’est une vieille bataille entre développeurs et diplomates qui n’a fait que s’amplifier après la réforme de la coopération sous Édouard Balladur puis la suppression du ministère de la Coopération et de son siège, rue Monsieur, vendu… à la Chine. L’AFD s’est progressivement émancipée de ses tutelles, même si elle reste sous la coupe du Quai d’Orsay et de Bercy. Elle a aussi gagné une forme d’indépendance financière vis-à-vis des pouvoirs publics. La plupart de ses aides sont des crédits bonifiés accordés aux États qu’elle réussit à mettre en œuvre grâce aux subventions publiques et surtout sa capacité à lever des fonds auprès de l’Union européenne et des marchés. L’AFD est aujourd’hui une banque publique pour les États, une banque privée pour les entreprises, une agence de conseil et de réflexion pour l’Élysée, un cabinet de conseil pour les entrepreneurs avec l’absorption d’Expertise France. Elle gagne généralement les arbitrages financiers au détriment du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères qui a conservé une direction de la mondialisation, reliquat de l’ancienne Coopération. Mais ses agents sont souvent moins bien rémunérés qu’à l’AFD et surtout les diplomates français, sur le terrain, n’ont plus les moyens de leur politique, hormis quelques bourses et décorations à accorder dans leur pays de représentation.
Nos débats internes sur les caricatures, le voile et le séparatisme ont-ils un impact en Afrique ?
C’est une évidence. Dans une Afrique mondialisée et encore très connectée à la France et à ses médias, du moins dans les pays francophones, les attentats du professeur Samuel Paty et des fidèles de la basilique Notre-Dame de l’Assomption à Nice ont eu un écho important. Les États au sud de la Méditerranée ont condamné ces attentats. Les modernistes et les libéraux, horrifiés par ces crimes, ont apprécié le discours de fermeté, quelques jours plus tôt, du président Macron aux Muraux. Mais d’autres, traversés par une opinion conservatrice et religieuse, n’ont pas apprécié la prise de parole du chef de l’État français, qui a dit ne pas vouloir renoncer aux caricatures. Ses propos, surrelayés sur les réseaux sociaux, sont perçus comme une insulte au prophète au moment où certains dessins étaient republiés et des débats étaient ouverts à l’école sur le sujet.
Pour apaiser les esprits, le président français a donné une longue interview à la chaîne qatarie Al-Jazeera. Il a dit comprendre que les caricatures puissent « choquer ». Dans la foulée, il a aussi mobilisé la presse anglo-saxonne pour « lever les malentendus » sur le modèle français de laïcité. Le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a été chargé de poursuivre dans les pays d’Afrique du Nord le travail d’explication sur la liberté d’expression « à la française ».
Au Maroc, un communiqué des Affaires étrangères avait affirmé que « la liberté d’expression ne saurait, sous aucun motif, justifier la provocation insultante et l’offense religieuse de la religion musulmane ». En Algérie, c’est le haut conseil islamique qui avait fustigé « une campagne virulente » en France contre l’islam, tandis qu’en Libye des dizaines de personnes ont brûlé, à Tripoli, une effigie d’Emmanuel Macron et un drapeau français. L’Afrique subsaharienne, en particulier au Sénégal et au Mali, a également connu des grands rassemblements pour protester contre l’« islamophobie » et les caricatures du prophète Mahomet dans les médias européens. En 2015 déjà, la publication par Charlie Hebdo, à la une de son premier numéro après les attentats contre leur journal, d’une caricature du prophète avait entrainé de violentes manifestations au Sénégal. Au Niger, la venue à Paris du président nigérien, Mamadou Issoufou, pour la grande marche « Je suis Charlie », avait été dénoncé par les religieux et l’opposition, lui reprochant de soutenir des caricatures blasphématoires… Ce pays avait vécu ensuite deux journées très violentes à Zinder et à Niamey au cours desquelles des églises, des bars, le siège d’Orange et le Centre culturel français de Zinder avaient été saccagés. C’était la première fois au Niger que la religion chrétienne était attaquée si violemment. Pour une majorité de musulmans et même dans beaucoup de pays anglo-saxons, le principe de la libre expression s’arrête aux portes de la religion.
Emmanuel Macron ne surestime-t-il pas l’influence qu’il peut avoir sur Kagamé et l’amélioration possible des relations entre la France et le Rwanda ?
Je ne pense pas. Il connaît maintenant le personnage qu’il a rencontré à plusieurs reprises, dont lors d’un long tête à tête en septembre 2017 en marge de sa participation à sa première Assemblée générale de l’ONU. Emmanuel Macron a adopté dès le départ une méthode de travail avec Kagamé : la coopération sur les sujets d’intérêt commun comme la réforme de l’Union africaine, la digitalisation de l’Afrique, l’accès à la santé, le développement économique… Cela a permis à la France d’obtenir la neutralité de Paul Kagamé sur les opérations au Sahel lorsque ce dernier a assuré la présidence de l’Union africaine en 2018. Les deux dirigeants ont aussi coopéré étroitement pour favoriser la transition en République démocratique du Congo même si le président arrivé au pouvoir, Félix Tshisekedi, n’était pas leur choix initial.
La commission d’historiens dirigée par Vincent Duclert a remis, le 26 mars 2021, un rapport sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi. Il vient valider la thèse promue par le régime rwandais depuis 1994, celui de la responsabilité politique française dans les évènements qui ont conduit au génocide, même s’il dédouane les dirigeants de l’époque et les militaires français de toute participation directe, particulièrement lors de l’opération militaro-humanitaire « Turquoise ». La clôture par la justice française du procès en 2020 sur l’attentat de l’ex-président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, dans lequel des proches de Paul Kagamé étaient concernés, a aussi ouvert la voie à la normalisation des relations politiques. Celle-ci devrait intervenir lors du déplacement d’Emmanuel Macron au Rwanda d’ici le mois de juin, le premier depuis celui de Nicolas Sarkozy à Kigali en 2010.
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