Ancien ambassadeur de France à Moscou, Jean de Gliniasty est directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste du monde russe. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son livre Petite Histoire des relations franco-russes, aux éditions L’Inventaire.
Vous évoquez une sorte de schizophrénie entre les discours français des relations bilatérales et la logique de l’Union européenne
La diplomatie française semble en effet partagée entre d’un côté la priorité accordée à la construction européenne, avec le rêve de construire une Europe Puissance, et de l’autre la tradition gaulliste dont le maintien de relations étroites avec la Russie est un élément constitutif. Or ces deux inspirations sont contradictoires, et le resteront sans doute longtemps. L’Europe a intégré un certain nombre de pays ayant vécu sous la férule soviétique, désormais attachés au parapluie américain, et dont la méfiance séculaire vis-à-vis de la Russie bloque toute évolution significative de la politique russe de l’Union européenne. D’autant plus que le poids relatif de la France s’est affaibli face à l’Allemagne réunifiée. Notre pays ne peut plus jouer le même rôle d’entrainement, notamment à cause de ses performances économiques médiocres. Alors même que nous avons poussé à la création d’une politique étrangère européenne et à une intégration plus poussée dans le domaine des relations extérieures de l’Union, notre souci légitime de la solidarité européenne nous interdit de concrétiser au niveau européen, les progrès que l’on a cru enregistrer dans les relations bilatérales franco-russes, par exemple après le sommet Macron/Poutine de Brégançon en août 2019. L’invocation souvent incantatoire de l’héritage gaulliste cède devant les impératifs de la construction européenne et de la sauvegarde d’un minimum de consensus à 27. Cette contradiction s’exacerbe d’autant plus qu’en Russie même, un État profond, miroir du nôtre tel que l’avait identifié le Président français lors de son discours aux Ambassadeurs en août 2019, s’oppose à toute évolution de la relation avec un Occident jugé essentiellement hostile, et rend difficile le déclenchement d’une dynamique positive, suscitant de nouvelles déceptions de part et d’autre. En France, le thème de la Russie qui ne renvoie pas l’ascenseur a pour reflet en Russie l’idée que la France déçoit les espérances qu’elle suscite. Beaucoup pensent à Moscou qu’il vaut mieux s’adresser aux États-Unis, aussi hostiles soient-ils, mais dont l’influence est déterminante sur l’Europe, voire à l’Allemagne dont la politique étrangère prend plus en compte les intérêts économiques importants qu’elle conserve en Russie. Bref, la relation avec la Russie est un dommage collatéral de la difficulté croissante pour la France de concilier la construction européenne et la tradition gaulliste de l’Europe des patries.
Sur bien des dossiers vous regrettez que la France ne fasse pas entendre une voix originale au sein de l’OTAN dans la politique à l’égard de la Russie
Lorsque la France est rentrée dans l’organisation intégrée de l’Alliance atlantique en 2009, un des arguments que nous avons fait valoir à ceux qui s’en étonnaient en Russie et ailleurs, était que nous saurions faire entendre plus efficacement de l’intérieur une voix différente, notamment parce que l’OTAN repose sur l’unanimité de ses membres. Mais nous avons présumé de nos forces. Certes, le Président français dans son interview à The Economist en novembre 2019 avait implicitement établi un lien entre ce qu’il avait appelé la « mort cérébrale » de l’OTAN et un antagonisme artificiellement entretenu avec la Russie, dont il ne croyait pas qu’elle pût être un ennemi. Ces propos avaient suscité un tel scandale au sein des chancelleries occidentales que la France est finalement rentrée dans le rang, il est vrai peu encouragée par la Russie elle-même. Le thème d’une « nouvelle architecture de sécurité et de confiance en Europe », lancé par Emmanuel Macron, a été mis en sommeil, notamment après l’empoisonnement de Navalny et la nouvelle salve de sanctions occidentales qui a suivi. Il y a bien sûr des inflexions à la marge, mais globalement, en dehors des propos initiaux du président, il y a eu peu de résultats concrets. Nous sommes devenus progressivement, et à notre corps défendant, partie prenante d’une culture militaro-diplomatique occidentale avec laquelle nous avions plus de distance dans le passé. Notre marge de manœuvre a diminué. Nous avons notamment besoin de nos alliés au Sahel et ailleurs. Nous n’avons ni la volonté ni la capacité de changer rapidement la donne. Nous faisons certes entendre une voix originale mais finalement celle-ci ne porte pas à conséquence, du moins dans l’immédiat. Nos alliés se sont rassurés. Nous nous situons désormais à l’intérieur d’un système et ne pouvons le faire évoluer que très progressivement.
Vous êtes très pessimiste sur la possible mise en œuvre des accords de Minsk. Pour quelles raisons ?
Les accords de Minsk étaient le fruit conjoncturel d’un fragile équilibre entre la faiblesse ukrainienne sur le terrain, la volonté russe de calmer les choses après avoir « empoché » la Crimée, le souci allemand et français de sortir d’une situation qui pouvait bloquer tout développement positif des relations avec la Russie pendant des décennies. Mais sur le fond, une majorité d’Ukrainiens refuse la perte de la Crimée (non-mentionnée dans les accords de Minsk) et ne veut pas de ces accords qui donnent aux habitants pro-russes du Donbass la possibilité d’influer sur la politique de leur pays. Ces derniers d’ailleurs préfèrent souvent devenir Russes. De leur côté, de nombreux responsables russes estiment que le meilleur moyen d’empêcher l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN est d’y entretenir l’instabilité. Quant aux Allemands et aux Français, ils ont eux-mêmes renoncé à réclamer l’application stricte des accords de Minsk en acceptant de prendre en considération la demande ukrainienne d’inverser les termes des accords qui ne prévoyaient le retour des forces ukrainiennes aux frontières qu’à la fin du processus politique. Si l’on ajoute à cela les réticences des Américains, peu enclins à laisser la main aux Européens sur ce dossier et, pour certains, peu mécontents d’entretenir ce facteur de tension au cœur de l’Europe notamment pour affaiblir la Russie, cela fait beaucoup de mauvaises fées sur le berceau des accords de Minsk. Le moment de grâce de l’élection du Président Zelensky qui avait fait du règlement du problème un des éléments de sa campagne est passé. La France a essayé d’en profiter en réunissant le 9 décembre 2019 à Paris le sommet du « format Normandie » garant des Accords de Minsk (France, Allemagne, Ukraine, Russie). En dehors de la réaffirmation rituelle de la validité des accords de Minsk et de mesures de confiance (échanges de prisonniers, ouverture de points de contact entre le Donbass et le reste de l’Ukraine…), le principal résultat du Sommet a été un cessez-le-feu pour la première fois respecté et consolidé en juillet 2020 sous présidence allemande. Mais dans un contexte de semi-guerre froide, les combats ont récemment repris. Les Ukrainiens refusent de reconnaître la Russie comme médiateur et semblent remettre sur la table la question de la Crimée. Kiev, qui doit donner des gages au nouveau président américain, voudrait modifier le format de Normandie pour y inclure Washington. Du côté russe, la « passeportisation » des gens de Donetsk et Lougansk va bon train… Sauf nouvelle initiative diplomatique majeure, l’on s’achemine vers le gel durable d’un conflit où de nouveaux soubresauts ne sont pas à exclure.