La collection Dictionnaire amoureux (Plon) est bien établie et a trouvé son public. Lorsque Hubert Védrine signe celui sur la géopolitique, cela ne peut qu’attiser l’appétit. Ce type d’ouvrage ne se lit pas d’une traite. On vient y picorer au fur et à mesure avec gourmandise.
Hubert Védrine s’adapte au format de la collection pour livrer une série de petits éditoriaux sur chacune des entrées. Il y apporte la vision globale qu’on lui connait et qui permet justement que chaque chapitre ne soit pas une définition fermée. Il y ajoute aussi son habituelle causticité. Étant donnée la personnalité de l’auteur, on n’est pas étonné de le voir évoquer le Gaullo-Mitterrandisme, concept qu’il a lui-même forgé. S’il rappelle que bien malin serait celui qui saurait ce que De Gaulle ou Mitterrand feraient aujourd’hui, il reste une question centrale : la France peut-elle conserver, au sein d’entrelacs et d’interdépendance mondiales et européennes, une sorte d’autonomie de pensée et d’action ? La realpolitik dont il est un partisan avéré et lucide y figure bien sûr également. Pour lui, le réalisme est une honnêteté intellectuelle. Il s’oppose donc à l’idéalisme, au chimérisme ou à la démagogie. Il écrit « Le réalisme de l’analyse n’empêche pas l’idéalisme des positions. » Mais il est justement assez réaliste pour reconnaître que dans le dictionnaire moderne des idées reçues, on est sommé de condamner le réalisme, jugé immoral et nauséabond. Il n’hésite pas à réhabiliter le cynisme, en tête selon lui du palmarès des mots employés à contresens puisqu’à l’époque des Grecs anciens, le cynisme signifiait au contraire la vertu et la sagesse grâce à la liberté de pensée, de parole, quitte à heurter l’opinion dominante du moment, en général hypocrite.
Une analyse réaliste et une volonté de préserver les marges de manœuvre de la France sont les deux principes qui guident son analyse, comme elles ont guidé son action comme ministre des Affaires étrangères. Il n’a jamais pris de précaution pour l’affirmer avec franchise, ce qui lui vaut de solides inimitiés chez ceux qui préfèrent l’affichage et la posture à l’action concrète pour améliorer les situations ou qui estiment que la France doit rentrer dans le rang. Sur l’irrealpolitik, il regrette que cette formule qu’il a inventée ait eu moins de succès que celle d’« hyper puissance » pourtant moins significative à ses yeux. « Sans doute les médias subodorent-ils dans l’irrealpolitik, une critique les englobant ? Ils auraient raison ! » écrit-il.
Sur la France-Afrique, il note qu’il serait un paradoxe que la France soit la seule puissance du monde qui ne conserve pas une politique africaine ou du moins une politique en Afrique au moment où le continent est l’objet de politiques africaines ciblées d’à peu près toutes les puissances, Chine en tête.
L’auteur n’esquive pas le sujet du Rwanda (une entrée sur 250) dont il admet qu’elle est la controverse la plus virulente sur la politique étrangère française contemporaine. Il décrit les deux thèses s’opposant : celle qu’il soutient lui-même selon laquelle la France est le seul pays qui, ayant pris conscience des risques de massacre inhérents à la guerre civile déclenchée en 1990, a agi pour enrayer cet engrenage et pensait y être parvenu en obtenant en août 1993 la signature des accords d’Arusha ; l’autre, celle de Kigali et de ses relais selon laquelle la France a coopéré avec un régime qui préparait un génocide, elle est au minimum coresponsable. Parmi les rappels qu’il effectue, il y a celui du fait que Kagamé l’avait rencontré deux fois lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères sans aucun problème et que ce n’est qu’après que le juge français Jean-Louis Bruguière enquêta sur l’attentat contre l’avion de l’ancien président Habyarimana, à la demande des familles du personnel navigant français, que Kagamé a changé de braquet et a fait publier un rapport accusant les politiques et militaires français d’avoir armé les génocidaires. On sait que sur ce point, la polémique fait rage et que si Kagamé commence à être critiqué à l’étranger pour la répression qu’il exerce – allant jusqu’à l’assassinat de ses opposants – il bénéficie d’une réputation intouchable en France. The Economist, peu susceptible d’être accusé d’être un organe Gaullo-Mitterrandiste, avait pourtant qualifié le régime rwandais de totalitaire.
Enfin, Hubert Védrine dresse de nombreux portraits de Deng Xiaoping à Poutine, de Gorbatchev à Jimmy Carter sans oublier Churchill, Bismarck ou des figures plus contemporaines, françaises, que je laisse découvrir au lecteur, portraits éclairants et savoureux. Mais il y a surtout des entrées qui donnent une véritable profondeur historique à l’ouvrage.
Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, est membre du Conseil d’Administration de l’IRIS. Il publie Dictionnaire amoureux de la géopolitique chez Plon, Fayard (février 2021)