Spécialiste de l’Afrique et des institutions européennes, Anne-Cécile Robert est journaliste au Monde diplomatique et professeur associé à l’Université Paris 8. Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de son nouvel ouvrage, Dernières nouvelles du mensonge, aux éditions Lux.
Vous évoquez une déréalisation du discours. Qu’entendez-vous par cela ?
Le discours dominant depuis les années 1980 valorise à la fois le « réalisme » et le « parler vrai ». Les responsables politiques, de quelque bord qu’ils soient, affirment notamment qu’il faut « dire la vérité aux Français ». Ces discours postulent que la « vérité » et le « réel » sont des entités cohérentes et indiscutables. Or, s’il existe des « faits » objectivement constatables, la « réalité » qu’ils représentent pour les uns ou les autres, suivant la position sociale occupée par exemple, peut différer grandement. Le réchauffement climatique est ainsi un fait incontestable, mais l’analyse de ses causes et les manières d’y remédier ne sont pas univoques. La portée sociale de la taxe carbone ou la critique des nuisances occasionnées par les éoliennes illustrent ces ambivalences. Or, le discours dominant tend à effacer le doute et le débat au profit au profit de visions fermées de la réalité qui nient le point de vue des « perdants » de la mondialisation ou des dominés. C’est ce que Jean-Paul Sartre résumait en affirmant que « le vrai point de vue sur les choses est celui de l’opprimé ». Il existe aujourd’hui une déréalisation du discours dans la mesure où les classes dirigeantes oublient la nature intrinsèquement sociale et politique de la vérité. Elles préfèrent imposer des « vérités officielles » indiscutables. Ce faisant, elles donnent prises aux démagogues de tout poil qui ont beau jeu de dénoncer des élites déconnectées des réalités.
Pour vous le fact-checking distille une version réductrice de l’investigation journalistique…
L’essor des infox (« fake news ») et des complotismes a incité les médias à accentuer la vérification des faits. Le quotidien Le Monde a par exemple créé un service spécial intitulé « Les décodeurs » tandis que de nombreux journaux lançaient des rubriques dédiées au contrôle de certaines affirmations douteuses. Rappelons que de tels exercices de vérification constituent la base du métier de journaliste : les présenter comme exceptionnels et innovants est assez révélateur d’une dégradation des pratiques professionnelles. Plus profondément, le « fact checking » peut traduire une conception simpliste du journalisme : le cliché du journaliste se contentant de relater les événements qui se déroulent sous ses yeux ne suffit pas à faire oublier la réalité quotidienne du tri effectué dans les faits, de leur hiérarchisation dans la mise en page des journaux. Cette manière d’affirmer en creux la neutralité des données qu’on propose à ses lecteurs ou à ses auditeurs. Or on sait par exemple que la presse est l’un des grands propagateurs de ce qu’on appelle la « pensée unique » en matière économique, notamment par la tribune démesurée qu’elle accorde aux experts libéraux, au détriment des représentants d’autres écoles de pensée. Par ailleurs les faits peuvent être ambivalents. Ainsi, la campagne référendaire autour du Brexit en 2016 a été largement occupée par la question des fausses informations. Mais, si les Brexiters mentaient en affirmant que le Royaume-Uni récupèrerait 350 millions de livres en quittant l’Union, ils disaient vrai, en revanche, lorsqu’ils prétendaient que ce pays était « contributeur net » au budget européen (il versait plus qu’il ne recevait). La question était moins celle du chiffre que celle du sens politique, éminemment discutable des deux côtés, de la participation britannique au projet européen. Les médias dominants veulent nous faire croire à la chimère d’un journalisme « post-politique » et qui présenterait « objectivement » les faits.
Comment retrouver : « le goût du vrai » ?
La confusion dans laquelle s’enfoncent les sociétés modernes où tout semble se valoir ne peut se perpétuer que si l’homme renonce à penser, à réfléchir, à tenter de lier ses découvertes à une vision morale de son devenir. Il importe donc tout d’abord de retrouver une forme de sérénité : la pression de l’urgence et les impératifs d’agir en « temps réel » imposent un rythme insupportable à l’esprit humain. Sans cesse sollicité par toutes sortes d’appareils de communication, les bruits de toute sorte, les injonctions à la réaction spontanée ou les propositions plus ou moins forcées de la société de consommation, le cerveau se trouve toujours sur le qui-vive. Il importe également de ne plus avoir peur de la liberté. Le règne du mensonge est aussi celui de la peur. On se réfugie dans des mythes comme celui de l’objectivité et dans le mensonge parce que le monde est incertain et dangereux. On préfère donner des leçons de morale plutôt que de s’astreindre à réfléchir pour comprendre les autres. Dans tous les cas, on cherche à fuir la réalité pour se rassurer. Le mensonge procure une fausse sécurité. Il infantilise l’humanité qui ne serait pas capable de se regarder elle-même et que la complexité du monde déconcerte et inquiète. Une lutte déterminée pour mettre un terme au règne du mensonge nous conduit donc enfin à nous ressaisir du doute méthodique cartésien en se souvenant que Descartes le décrit comme un attribut de l’être humain. Il est le fil qui permet de ravauder le tissu social, car il permet le dialogue et l’ouverture au point de vue de l’autre. Le doute est également consubstantiel à une société pacifique si chacun l’accepte pour lui-même et l’accorde à l’autre. De là peut naître l’échange dans le cadre d’un dissensus constructif et pacifique. Ainsi se construit le vrai.
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