D’un siècle à l’autre, Régis Debray reste constant. Lire son nouveau livre est toujours une perspective réjouissante. Une écriture brillante mise au service d’une réflexion qui est ample et globale, des propos acérés, le tout sur fond d’une culture qui n’est pas superficielle, ce n’est pas si fréquent. On pourrait même citer beaucoup d’exemples contraires parmi les quelques intellectuels dont les médias célèbrent les nouveaux livres sans généralement les avoir lus. Un système que Debray avait déjà dénoncé dans Le pouvoir intellectuel en France en 1979. Il en rappelle l’évolution qui pour lui est une dégradation. « Un premier cycle universitaire 1880-1920, puis un cycle éditorial 1930-1970 et enfin médiatique. Avec pour chacun l’épreuve maîtresse : la thèse de doctorat, le chef-d’œuvre littéraire, l’émission qui fait boum. »
Régis Debray rappelle que Zola fut déféré devant la Cour d’assises, condamné à une peine de prison et dut s’exiler un an en Angleterre pour échapper au lynchage (« Étripez-le » proclamaient les anti-dreyfusards) et s’il est mort dans son lit, c’est bel et bien assassiné à l’oxyde de carbone.
Pour lui, le jeu intellectuel est un jeu qui se joue à deux. Un esseulé d’un côté, et de l’autre un pouvoir qui censure, arrête, expulse, torture ou liquide. Il y a eu des intellectuels en Union soviétique, il y en a en Chine et dans l’Islam. Il y en a plus en France depuis la guerre d’Algérie, époque où l’on pouvait perdre son poste et son salaire rien qu’en signant une pétition.
Il rappelle cruellement « L’ex-ennemi de l’intérieur devient le chouchou de la République et son président, en cas d’accident, lui fait part aussitôt de son affectueuse sollicitude. »
Il appuie là où ça fait mal. Les intellectuels véritables, contrairement aux nouveaux intellectuels et philosophes d’aujourd’hui, outre le fait qu’ils prenaient de vrais risques, avaient également une œuvre significative : « On l’oublie, Voltaire ce n’est pas l’affaire Callas, ce sont les Lettres philosophiques et l’Essai sur les mœurs. Zola ce n’est pas J’accuse, c’est les Rougon Macquart. Sartre ce n’est pas le tonneau à Billancourt, c’est L’Être et le Néant. Il y a de l’injustice dans notre mémoire. » Des formules cruellement délicieuses, et hélas pertinentes : « A tu et à toi avec les patrons de presse, notre champion n’est pas un éducateur. Il cible les politiques qui le fêtent, non les étudiants qui l’ignorent, et laisse aux « pions de collège » les amphis où l’on raisonne sans résonner. »
Debray consacre aussi, ce n’est pas une surprise, de nombreuses pages à la domination stratégico-intellectuelle des États-Unis sur les élites françaises qui l’horrifie toujours et ne fait que se renforcer. « Un Sénégalais devait jusqu’à peu décrocher son diplôme à la Sorbonne pour être pris au sérieux à Dakar, un Français sera considéré à Paris s’il vient de NYU ou Harvard. » Il retrace le parcours de combattant des futurs membres de l’élite française qui devra passer par toutes les étapes de l’adoption-soumission aux normes US. Il va jusqu’à ironiser en demandant le rattachement de la France aux États-Unis « La Savoie a-t-elle eu à se plaindre à être rattachée à la France ?
« De Gaulle, aucun membre de l’establishment académique, industriel, militaire, financier, médiatique ou politique ne l’a rejoint en 1940, mais en 2020, le même establishment joue des coudes pour enguirlander la statue. (…) Curieux chef de guerre qui n’en a commencé aucune, mais en a terminé deux (avec l’Allemagne et l’Algérie) et a empêché des guerres civiles dans son pays 1945 et 1962 »
Il tient quand même à rappeler quelques évidences sur le fait qu’il n’a pas trop à rougir lorsqu’il « feuillète [les] paperasses » de ce qu’il a écrit précédemment. N’appartenant pas aux sociétés d’admiration mutuelle qui peuplent Paris, ce rappel n’est pas inutile.
1969, « L’unification technique et économique de la planète Terre ira de pair avec l’accentuation de ses particularités nationales. » (A Philippe de Saint Robert). 1971, « Cher Salvador, méfiez-vous des forces armées » (conversation avec Salvador Allende, Chili). 1978, « Paris, le Mai 68 libertaire couvait une contre révolution libérale ouvrant la porte aux règles du fric et de la com’ » (Contribution au discours et cérémonie du 10e anniversaire). 1984, « Le système de la raison socialiste se heurtera aux affirmations identitaires et le discours des droits de l’homme ne peut faire une politique encore moins étrangère. » (La puissance et les rêves). 1985, « L’Union soviétique est un empire en fer blanc et le long réveil de la mémoire en Europe va voir remonter les crispations nationalistes. » (Les empires contre l’Europe). 1989, « L’Europe de demain restera une enceinte néolibérale condamnée à la puissance politique. » (Entretien avec Franck Lepage). 2000, « Défendre les chrétiens d’Orient est un impératif » (Un candide en terre sainte). 2000, « L’État palestinien est un leurre, la Cisjordanie promise à l’annexion et l’idée des deux Etats, est une utopie commode, mais obsolète » (Un candide en terre sainte). 2010, « La question de la frontière n’est pas derrière, mais devant nous » (Éloge des frontières). Il rappelle qu’« au Kosovo, la suite des événements à confirmer mes réserves malgré l’habituel hallali. » Enfin, il souligne « Avoir sauvé quelques vies ici et là, renfloué tel ou tel mouvement de libération et permis que la Bolivie nous rende Barbie, l’assassin de Jean Moulin – l’action est bien limitée. » On peut penser que son apport a été plus important.
Désabusé et brillant, il reste à Régis Debray « cet amer plaisir-là, vitupérer l’époque ». Mais il le fait d’une façon qui nous fait jubiler.
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