Historien, journaliste et traducteur, Antoine Bourguilleau est spécialiste d’histoire militaire et enseigne l’histoire et la pratique des wargames à IEGP de Paris-1. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Jouer la guerre – Histoire du wargame, aux éditions Passés composés.
Comment a été inventé le Kriegsspiel et que signifie-t-il ?
Le Kriegsspiel est un mot allemand qui signifie littéralement le « jeu de la guerre ». Il nait et se développe à la fin du XVIIIe siècle, en Allemagne, à partir du jeu d’échecs, qui est « modernisé » : l’échiquier ne compte plus 64 cases mais des centaines voire des milliers ; au lieu de représenter un terrain plat, certaines cases peuvent représenter des forêts, des collines, des villages, des routes ou des rivières, et les pièces sont plus nombreuses et représentent les troupes de l’époque : artillerie, fusiliers, grenadiers, dragons ou hussards, avec leurs caractéristiques propres. On introduit également une part de hasard : la prise d’une pièce ennemie n’est plus automatique, mais conditionnée au jet d’un dé, modifié par le type des troupes qui combattent et le terrain. Ce qui est au départ un délassement devient un jeu perfectionné, qui abandonne les cases pour les cartes d’état-major, avec des arbitres et des paravents en travers de la table, pour simuler le brouillard de la guerre : on ne voit que les troupes que l’on peut réellement voir. Cette version du Kriegsspiel, qui apparaît au premier tiers du XIXe siècle, répond à un besoin : à une période où les armées se professionnalisent, les seuls qui n’ont pas vraiment l’occasion de s’entraîner à faire la guerre, ce sont précisément ceux qui doivent la diriger ! En 1824, le Kriegsspiel de Reisswitz est présenté à l’état-major prussien. Son chef, le général von Müffling, au départ sceptique, est enthousiasmé par la partie qui se déroule sous ses yeux. « Ce n’est pas un jeu ! C’est un entraînement à la guerre ! » s’exclame-t-il. Le jeu est aussitôt adopté par l’armée prussienne. Faut-il y voir le secret des victoires éclatante de la guerre austro-prussienne de 1866 et franco-allemande de 1870 ? Certains le pensent – de manière à mon sens exagérée. Mais il est un fait que cette curiosité prussienne est bientôt adoptée par d’autres armées et marines dans le dernier tiers du XIXe siècle.
Quelle différence avec le wargame ?
Le terme de wargame n’est que la traduction du terme allemand Kriegsspiel, mais il n’est pas que cela. Pour le grand public, c’est la dénomination générale des jeux de guerre commerciaux. Ces jeux se développent à partir du début du XXe siècle, notamment sous l’impulsion de l’écrivain H.G. Wells, auteur de La Guerre des Mondes et qui rédige, en 1913, une des premières règles grand public, qui propose de jouer à la guerre avec des figurines métalliques, et un canon à ressort pour les tirs. La règle est plus subtile que cette description peut le laisser paraître et donne naissance à une ribambelles d’autres jeux du même genre, avec des pions ou des figurines. Si le wargame commercial, en boite, a connu son heure de gloire des années 1960 aux années 1980, subissant ensuite de plein fouet la montée en puissance des jeux vidéo, il continue pourtant de séduire.
Mais le wargame, en s’anglicisant, se teinte des apports de la culture anglo-saxonne. Aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, la frontière entre les créateurs de jeux grand public et les jeux pour les militaires est moins hermétique qu’ailleurs : des auteurs de jeux comme Mark Herman ou Jim Dunnigan ont travaillé ou travaillent encore à produire à la fois des jeux pour le grand public et pour les militaires – et parfois, ce sont les mêmes, comme Firefight (1976), un jeu traitant du combat tactique entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie. De l’aveu même de l’auteur, la version commerciale était supérieure à la version de l’armée, qui avait par exemple rejeté une règle sur le commandement qui simulait les possibles incompréhensions dans la transmission des ordres au motif que « l’armée américaine n’a pas de problèmes de commandement » !
Le wargame enfin, et ce dès la fin du XIXe siècle, est également naval et simule au plan opérationnel ou tactique les batailles navales de demain. Il est depuis près de 150 ans un outil majeur de la formation délivrée aux officiers de marine américaine qui fréquentent le Naval War College. L’amiral Nimitz a affirmé que la pratique régulière du wargame a été un des atouts majeurs de l’US Navy durant la guerre du Pacifique, qui leur a permis de tout anticiper ou presque – « à l’exception des kamikazes » dit-il (et de Pearl Harbor, serait-on tenté d’ajouter).
En quoi le wargame est-il utile pour les décideurs militaires ?
Si le wargame est utilisé depuis près de deux siècles par de nombreuses armées, c’est qu’il a fait ses preuves comme outil de planification, de formation et de prospection. S’il ne remplace pas le travail théorique, la réflexion stratégique ou géopolitique, il est un outil supplémentaire à destination du militaire. Il permet pour commencer de familiariser ceux qui jouent avec une des données essentielles de la guerre, ce que Clausewitz appelle la « friction » : tout ce qui est susceptible de gripper le meilleur des plans, comme la météo, un terrain mal reconnu, un équipement inadapté, un piètre moral des troupes – ou une combinaison détonante de tous ces facteurs ! Il permet également de s’habituer aux problématiques de la prise de décision dans l’incertitude, à prendre en compte l’autre ou les autres – ces exercices n’ayant évidemment aucun caractère prédictif, mais permettant à de s’accoutumer à l’incertitude et aux coups du sort. Le wargame offre également l’avantage d’être beaucoup moins coûteux que des manœuvres – et de ne pas faire de morts !
Mais le wargame et les jeux de simulation en général ne s’adressent pas qu’aux militaires. De nombreux jeux prennent en compte des données économiques, diplomatiques, écologiques, politiques, voire les impacts médiatiques des décisions. De nombreuses ONG les utilisent pour former leur personnel et des universités pour former leurs étudiants en les faisant parfois travailler sur des sujets très contemporains comme la crise du nucléaire iranien ou la guerre en Syrie. En plaçant des étudiants ou des analystes non dans la posture confortable de celui qui commente, mais dans celle plus périlleuse de celui qui décide, les wargames permettent de se poser des questions que l’on ne se poserait pas forcément, ou pas en ces termes et de tenter d’y répondre – ou tout au moins d’être moins pris au dépourvu si la question se pose pour de bon.
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