« L’esprit impérial – Passé colonial et politiques du présent » – 3 questions à Robert Gildea

Historien britannique, formé au Merton College, Robert Gildea est professeur à l’université d’Oxford, où il occupe la prestigieuse chaire d’histoire contemporaine. Docteur, spécialiste de la France des XIXe et XXe siècles, il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage L’esprit impérial – Passé colonial et politiques du présent aux éditions Passés composés.

  • Les empires ont-ils besoin de créer un mythe pour se constituer ?

Ils en ont peut-être moins besoin pour se constituer que pour se perpétuer.

Les empires européens du XIX-XXe siècles se sont un peu improvisés, par des aventuriers, des entrepreneurs, des colons. Plus tard, avec la prise en charge par des gouvernements, il a fallu persuader le public métropolitain d’en accepter le coût matériel et moral par des « narratives » de l’expansion du commerce, du défrichement des terres vierges, de la propagation du christianisme, de l’administration éclairée des populations indigènes, en un mot, de la « mission civilisatrice.»

Ces mythes étaient en désaccord avec la réalité du colonialisme. Le 3 octobre 1958, Charles de Gaulle lança le Plan de Constantine pour développer et moderniser l’Algérie française. Au même moment, trois millions de ruraux algériens furent enfermés dans des camps de regroupement pour empêcher tout contact avec le FLN.

Ces réalités ont donné lieu à la construction de contre-mythes par les leaders des populations indigènes ainsi que par certains intellectuels métropolitains selon lesquels les empires auraient été fondés par des « traités inégaux » imposés par la violence coloniale, le refus systématique de l’autodétermination, l’expropriation et le massacre des indigènes.

Le départ des impérialistes n’a pas mis fin à ces mythes. Longtemps les gouvernements et même certains historiens britanniques ont raconté que la décolonisation s’est faite comme un transfert de pouvoirs facile, dans l’ordre et dans la légalité. Mais en quittant ses colonies en Afrique, le gouvernement britannique a soit détruit, soit caché des milliers de dossiers qui racontaient la répression et des massacres. En France, le gouvernement vient également de rendre les documents de la période de la décolonisation quasiment inaccessibles aux historiens, sous prétexte du secret de la Défense nationale.

  • Qu’y a-t-il de commun et qu’y a-t-il de différent dans le rapport du Royaume-Uni et de la France à leur histoire coloniale ?

Dans un sens, les deux pays ont des points de vue très différents sur leur passé colonial. En 2016, lors de la campagne autour du Brexit, Boris Johnson a insisté, « Nous gouvernions autrefois le plus grand empire que le monde n’ait jamais connu […] Sommes-nous vraiment incapables de négocier des traités commerciaux ? » Un an plus tard, pendant sa campagne présidentielle, Emmanuel Macron a dénoncé le colonialisme comme « un crime contre l’humanité » et « une vrai barbarie ».

Johnson a fait appel à une nostalgie d’empire, assez puissante en Grande-Bretagne, qui reste assez floue mais qui comporte, selon le choix, un commerce à la façon de Pirates des Caraïbes, les Dominions « blancs » du Commonwealth, rebaptisés « l’Anglosphère » et le Raj indien, où les hiérarchies impériales auraient fonctionné parfaitement pendant un siècle. Cette nostalgie a convaincu le public que la Grande Bretagne, autrefois grande, pourrait le redevenir grâce au Brexit.

Cette perspective n’est pas partagée par les individus dont les familles ont connu l’empire par le bas. En 2016, Shashi Tharoor, ancien sous-secrétaire général aux Nations Unis, a publié Inglorious Empire. What the British did to India (Hurst). En un mot : ils l’ont pillé. Les immigrés d’origine antillaise et africaine furent parmi les jeunes manifestants qui ont mis la statue du négrier Colston dans la flotte à Bristol le 7 juin 2020 et ont réussi le 17 juin à persuader Oriel College Oxford d’approuver, en principe, de faire déboulonner la statue de l’impérialiste raciste Cecil Rhodes.

Je ne pense pas qu’en France on cultive la même nostalgie d’empire. Elle en a perdu deux, au XVIIIe et au XXe siècles, et l’ombre de la guerre sanglante d’Algérie plane toujours sur la métropole. Ceci dit, la France continue de considérer l’Afrique – La Françafrique – comme son pré-carré à la fois stratégique et économique. L’article 4 de la loi du 23 février 2005 a prescrit que « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outremer, notamment en Afrique du Nord ». Cette nostalgie est pourtant controversée, comme en Grande Bretagne. Les Indigènes de la République ont déclaré que « la décolonisation de la République est à l’ordre du jour » et que « Dien Bien Phu n’est pas une défaite mais une victoire de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ». Depuis 2018, l’association Survie Nord déclare que, comme Rhodes, « Faidherbe doit tomber ! ».

 

  • En quoi ce passé colonial marque encore les deux pays ?

Le passé colonial marque à la fois les structures, les pratiques et les mentalités des deux pays. Ils ont tous les deux une ambition globale, une volonté de grande puissance, au-delà de leurs capacités de puissances moyennes. Ils ont tendance à intervenir dans de nouveaux conflits globaux, surtout dans des régions qui ont fait partie, dans le temps, de leur empire, y compris leurs mandats : l’Afghanistan, l’Irak, le Mali, la Syrie. La France s’est gardée d’intervenir en Irak en 2003 mais, sous le radar, a déposé le président de Haïti, Jean-Bertrand Aristide. Le colonialisme devient ainsi un néo-colonialisme, sinon un nouvel impérialisme.

Il y a dans chaque pays une « fracture coloniale » ( selon les propos de Pascal Blanchard) entre ceux qui s’identifient avec l’ancien colonisateur et ceux qui s’identifient avec l’ancien colonisé. Bien sûr, il y a une mince filière d’anciens colonisés qui deviennent des footballeurs célèbres, des stars ou des ministres. Mais trop souvent, les hiérarchies coloniales se reconstituent dans les métropoles. Les immigrants des colonies ont moins d’accès que les Français ou les Britanniques « de souche » aux logements, aux études, aux emplois. Depuis 1989 (affaire du voile, affaire des Versets sataniques), immigré rime souvent avec islam. Parfois cela explose : les émeutes de banlieue, la radicalisation de jeunes musulmans, Black Lives Matter…

Une forte différence sépare néanmoins les deux pays en ce qui concerne leur image de la Communauté, puis de l’Union européenne. Historiquement, la Grande Bretagne s’est considérée comme une puissance maritime qui n’est intervenue sur le continent que pour assurer l’équilibre des puissances. La France, par contre, a dominé le Continent sous Louis XIV et Napoléon. Le Blocus continental devait étouffer l’Angleterre économiquement. Après 1945, une France meurtrie a essayé de reconstituer son empire ET de constituer l’Europe qui, vers 1962, ressemblait à l’Europe napoléonienne. La Grande Bretagne a rejoint la Communauté Européenne en 1973 mais l’a ressenti comme une défaite. Elle a craint la domination sur l’Europe de la France dans les années 1980  (Up Yours, Delors !), puis de l’Allemagne réunifiée. Mais tandis que la France a vu la nécessité de lier l’Allemagne réunifiée aux institutions européennes, la Grande Bretagne a refusé de devenir un soi-disant « vassal » ou une « colonie » de l’Europe et a choisi le Brexit.