Mon interview pour la semaine de Nancy ci-dessous :
Parti de Minneapolis et de la mort de George Floyd, la colère contre le racisme et les violences policières s’étendent partout dans le monde. Comment faut-il analyser cette montée d’indignation ?
C’est une sorte d’effet de mondialisation où un événement local peut avoir des répercussions globales s’il a un écho qui peut être ressenti partout ailleurs. Dans de nombreux pays, le racisme est présent, des minorités s’estiment être victimes de discrimination et le fait que celles-ci aient été filmées et retransmises provoque une onde de choc qui a été certainement la goutte d’eau qui a fait déborder le vase aux États-Unis et a donné une sorte d’écho mondial à ce phénomène.
Il y a eu d’autres violences policières aux Etats-Unis. Pourquoi celle-ci a un tel écho ?
Elle a été filmée en direct. Dès qu’il y a les images, ça marque beaucoup plus et puis il y a à la fois un facteur Covid-19 et un facteur Trump. Un facteur Covid-19 parce que les tensions sociales ont été aggravées et que la crise économique a certainement stimulé les sensibilités par rapport aux inégalités, d’autant que la communauté noire aux États-Unis a été bien plus touchée que le reste des Américains par la crise sanitaire. Et puis on peut dire que Trump a radicalisé les choses. Sa politique constante de vouloir diviser pour régner et renforcer sa base électorale a eu pour effet de consolider ses adversaires. Il y a une grande partie de manifestations anti-Trump dans les hommages à George Floyd.
En France aussi, les manifestations se multiplient. Vous en comprenez le sens et la raison ? N’y a-t-il pas là un risque supplémentaire de fracture dans notre société ?
On peut penser que ce qui peut accentuer les fractures de cette société, c’est la non-prise en compte de demandes de lutte contre les discriminations. Les discriminations sont une fracture plus importante dans la société que les protestations contre les discriminations. Il peut y avoir des excès dans les protestations mais la réalité existe et c’est elle qui pose le principal problème. Donc, si on veut réduire les fractures, il faut réduire le nombre de discriminations et lutter contre elles.
Il y a un ferment important. En demandant, dans l’urgence, à Édouard Philippe et à Christophe Castaner d’accélérer les propositions pour améliorer la déontologie des forces de l’ordre, Emmanuel Macron intervient-il trop tard ?
Emmanuel Macron, au cours de la campagne présidentielle, avait pris des positions très fortes sur les relations entre les jeunes et la police. Sur ce point, avant 2017, il s’était opposé à la ligne identitaire qui existait, y compris chez certains de ses collègues. Il avait envoyé des messages à une jeunesse qui se sent discriminée. Là, certains lui reprochent d’avoir réagi trop tard mais il était nécessaire qu’il prenne la parole afin de ne pas rester sans réaction par rapport à une protestation qui prend une certaine ampleur. La manifestation devant le palais de justice a eu une dimension qui a surpris beaucoup de monde. Il est dans son rôle en demandant au gouvernement d’agir. On ne peut pas être dans le déni de réalité. Toutes les demandes qui sont faites ne sont pas acceptables mais ne répondre à aucune demande et montrer qu’on n’a pas entendu le message qui a été envoyé me paraîtrait un remède pire que le mal.
Si le président de la République n’est pas dans le déni, on ne saurait en dire autant de Christian Jacob, président des Républicains, qui a déclaré que les violences policières en France n’existent pas.
Il n’a pas dû regarder beaucoup de vidéos ces temps-ci. On ne peut pas dire que la police est raciste et qu’elle est violente mais on ne peut nier que des policiers le sont. Ce type de déclaration peut être très populaire auprès de certains secteurs de l’opinion mais de tels propos contribuent à accentuer les fractures dont vous parliez au début de cet entretien. Lorsqu’on nie la réalité, quel message envoie-t-on aux gens en termes de crédibilité du personnel politique ? Je crois que nier la réalité – encore une fois, il n’est pas question de faire des amalgames, entre tous les policiers – mais on a tous vu des vidéos, des reportages, on a aussi pris connaissance de témoignages très documentés. Dire qu’il n’y a pas de violence policière, c’est impossible. Dire que les policiers en tant que tels sont violents, non, mais affirmer qu’il n’y a pas eu de violences policières est simplement un affront à la réalité et à la perception de la réalité par la majorité des gens. Ce n’est pas un moyen de ressouder la confiance entre la population, notamment celle qui proteste, et les hommes politiques.
En signant la pétition du collectif « Urgence notre police assassine » qui s’insurge contre la proposition de loi du député Les Républicains Éric Ciotti d’interdire la diffusion d’images de policiers dans l’exercice de leurs fonctions, vous avez estimé nécessaire de vous engager…
Oui, effectivement. Parce que vouloir interdire de filmer n’est pas approprié. On sait très bien qu’un peu partout dans le monde, le fait de pouvoir filmer, documenter les choses, est une forme de protection. C’est une protection pour tout le monde, y compris les policiers pour qu’on ne puisse pas leur faire de faux procès. Il y a, pas seulement en France, des propositions pour qu’on ne puisse pas filmer les forces de l’ordre et les militaires alors que, justement pour lutter contre les excès, le fait de documenter – on le voit avec ce qui est arrivé à George Floyd, si cela n’avait pas été filmé ce serait resté inconnu – est une protection. Certains policiers disent que ça les met en danger mais non, ce qui les met en danger, une fois encore, c’est de nier la réalité. Je pense que la lumière protège, la transparence protège et que c’est l’obscurité qui met en danger.
Il semble loin, le temps ou Renaud chantait « j’ai embrassé un flic »…
Oui, en effet, c’est très dommage et en même temps il suffirait de pas grand-chose pour qu’on en revienne à cela. Dans toute profession, qu’il s’agisse de journalistes, d’experts en géopolitique ou de policiers, il y a des brebis galeuses, il y a des gens qui ne respectent pas les règles déontologiques. Ce n’est en aucun cas une spécificité policière. Si, par exemple, en tant que professeur d’université, je me déclare solidaire de tous les profs d’université, quel que soit leur comportement, par corporatisme, je trouve que je mettrai en danger la profession plus que je la protègerai et donc je pense que, dans toute profession, il faut admettre que tout le monde n’est pas parfait. C’est protéger la fonction et la profession que de séparer le bon grain de l’ivraie et de ne pas laisser impuni ou sous silence les actes contraires à la déontologie.
Revenons aux États-Unis. Trump qui attise la colère au lieu d’appeler au calme, se met-il en danger électoralement ou renforce-t-il sa base ?
Lui pense qu’il renforce sa base en faisant cela mais, quand il va à un point tel que James Matis, qui n’est pas vraiment un gauchiste, ou que Mitt Romney l’accusent carrément de diviser le États-Unis ou que son propre secrétaire à la Défense Mark Esper dit qu’il n’est pas envisageable d’utiliser la force militaire pour lutter contre les contestataires – imaginez Florence Parly venant contredire publiquement une proposition d’Emmanuel Macron – ou encore que Mitt Romney, qui a été candidat contreBarack Obama en 2012, participe directement à un manifestation, ça veut dire que, même parmi les conservateurs, ses propos ont choqué et provoqué le sentiment que, pour des intérêts électoraux, Trump met en danger l’avenir de la société américaine. On verra les résultats en novembre parce que bien malin celui qui ferait des pronostics sur l’élection qui est encore loin. Souvenons-nous qu’une semaine avant les élections en 2016, tous les sondages ou presque donnaient Hilary Clinton gagnante. On ne peut pas préjuger quelle sera la situation. Les électeurs se déterminent de plus en plus au dernier moment. En tous les cas, là, il est venu fracturer non seulement les États-Unis mais également le camp conservateur.
Aux États-Unis, le Covid a encore plus fragilisé la communauté noire mais en France, on le voit notamment en Seine Saint-Denis qui cumule les facteurs de risques (économiques, sanitaires et sociaux), il y a des inégalités qui sont des sources de tension à faire disparaître.
Ça fait 30-40 ans que ça dure, depuis les années 1980. Il y a eu aussi 2005, c’est régulièrement mis sur la table. C’est vrai qu’il y a des écoles où les professeurs sont remplacés moins facilement, où le tissu médical est moins développé et qu’on a toujours été plus dans l’invocation que dans la prise à bras-le-corps des problèmes. Tous les diagnostics existent. On connaît les difficultés et cela a toujours été considéré comme étant vivable, finalement.
Angela Merkel a dénoncé un meurtre et le racisme qui règne dans la société américaine. Elle a noté que le style du président américain était très controversé. La chancelière n’est-elle pas le vrai leader du monde libre. Pourquoi n’a-t-on pas entendu aussi nettement la voix de la France ?
Ça fait déjà longtemps que l’on dit que Madame Merkel est la patronne de l’Europe et que, du fait de l’absence britannique et américaine, son rôle relatif est réévalué mais, au cours des deux dernières années, elle a eu un profil un peu plus bas. Et là, elle a eu deux actions qui dénotent. Déjà lorsqu’elle a rompu avec la règle budgétaire de prudence allemande en acceptant de faire un plan avec Emmanuel Macron qui a été peu ou prou repris par Ursula von der Leyen. Son engagement à un emprunt solidaire au profit des pays du sud est une rupture totale avec une jurisprudence ancienne allemande. Et puis là, on voit bien qu’elle ne voulait pas trop affronter totalement Donald Trump, en pensant que cela pourrait avoir des influences négatives sur l’économie allemande et sur l’accès des produits allemands au marché américain, notamment l’industrie automobile. Bien des fois, alors que Donald Trump s’est comporté de façon grossière avec elle et avec les Européens en traitant l’Union européenne d’ennemi, elle n’avait pas réagi. Là, elle l’a fait de façon très forte et, comme vous l’avez remarqué, de façon beaucoup plus marquante qu’Emmanuel Macron qui lui alterne toujours la volonté de garder un lien personnel avec Trump et la nécessité de s’opposer à lui lorsqu’il va trop loin. Cette fois, Angela Merkel a fait quelque chose d’inhabituel pour elle : avoir une opposition frontale avec le président américain. Peut-être qu’elle se dit qu’il faut vraiment sortir du bois et ne plus accepter cela. Peut-être pense-t-elle qu’il faut tout faire pour que Trump ne soit pas réélu cette année parce que sa réélection viendrait complètement mettre à bas le monde occidental, le système multilatéral et tout ce en quoi croit l’Allemagne. Donc elle a pris parmi les dirigeants occidentaux une position gaullienne.
Propos recueillis par Pierre Taribo