On évoque souvent le concept de valeurs communes occidentales. Il est vrai que l’Amérique et les pays européens sont unis autour de valeurs telles que la démocratie, la liberté de conscience, la promotion et la défense des libertés individuelles et publiques. Mais il existe également des conceptions foncièrement différentes de part et d’autre de l’Atlantique.
En premier lieu, l’État providence n’est pas un concept qui convainc majoritairement aux États-Unis, là où les pays européens en ont fait un élément fondateur de leur reconstruction après la Seconde guerre mondiale – bien qu’il ait été remis en cause pour des questions budgétaires récemment. La crise du Covid-19 le remet au premier plan, et l’État providence fait un retour en force en Europe.
La seconde – et très grande – différence entre les États-Unis et les pays de l’Union européenne est le multilatéralisme. Si celui-ci constitue l’ADN des pays européens, Washington n’y croit guère. Bien sûr, il existe des variations temporaires dans la relation des États-Unis au reste du monde, certains présidents américains sont moins unilatéralistes que d’autres. Mais Donald Trump, depuis qu’il est élu, a poussé l’unilatéralisme américain à son paroxysme. Il l’a encore prouvé récemment en critiquant, en pleine crise du Covid-19, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Évidemment, cette organisation peut être critiquée, et certaines procédures sont certainement à améliorer. On pourra notamment interroger son manque de distance par rapport à la communication chinoise en début de crise. Mais dans ce cas-là, il faut faire valoir les améliorations à apporter depuis l’intérieur de l’organisation. La solution que propose Donald Trump consiste à menacer de cesser ou de réduire la contribution budgétaire américaine à l’OMS, et ce en pleine crise sanitaire mondiale. On ne discute pas, on flingue, alors que l’organisation onusienne n’a jamais été aussi utile et indispensable.
On voit bien, en fait, qu’il s’agit là d’une attaque en règle de toutes les institutions internationales et de tout ce qui fait le multilatéralisme. Donald Trump l’a fait avec l’UNESCO, il veut désormais s’attaquer à l’ONU, à l’OMC… Finalement, le Covid-19 lui donne un argument supplémentaire. Mais on peut se demander si en pleine crise sanitaire, il est vraiment intéressant et sage de remettre aussi profondément l’Organisation mondiale de la Santé en question. Si les Etats-Unis s’en dégageaient complètement, ils ne feraient qu’ouvrir une voie encore plus importante à la Chine au sein de l’organisation, et enverraient surtout un signal tout à fait négatif au reste du monde. Un second mandat de Trump constituerait en ce sens un coup terrible pour le système international.
À l’inverse, les pays de l’Union européenne ont décidé d’accorder une aide de 15 milliards de dollars principalement aux pays africains pour les soutenir dans le cadre de la crise sanitaire. Certaines voix vont sans aucun doute s’élever pour interroger une telle décision : « Est-ce qu’il n’y a pas plus urgent à faire ? » ; « Est-ce que nous n’avons pas nous-mêmes des besoins importants ? » ; « Nos hôpitaux sont pleins à craquer » ; « On a du mal à avoir des masques pour le personnel soignant, sans parler de la population. Donc est-ce qu’il est vraiment intelligent d’aller aider les pays africains alors que le feu est chez nous ? » Oui, il est intelligent de le faire. En fait, cette générosité correspond à notre intérêt, et il faut parler d’intérêt : l’Europe a intérêt à aider l’Afrique. L’ « intérêt » n’est pas un mot tabou, on ne le met jamais en avant, mais il faut le prendre en compte parce qu’il existe et que, finalement, il est légitime que les gouvernements défendent leurs intérêts.
Nous avons intérêt à aider les pays africains pour deux raisons. D’abord pour des raisons sanitaires. Si nous ne voulons pas qu’une fois l’Europe débarrassée du Covid-19, le virus revienne, il est urgent d’aider l’Afrique également à lutter contre dès aujourd’hui, pour contenir la crise partout à la fois et éviter qu’elle se prolonge.
Ensuite pour des raisons géopolitiques. On constate que la Chine déploie de gigantesques efforts de communication pour témoigner de l’aide qu’elle apporte, elle aussi, aux pays africains. Sur le sujet, les États-Unis, censés être les leaders du monde, sont aux abonnés absents. L’Europe se doit d’être là pour ne pas laisser le monopole de l’action sanitaire à la Chine. Si l’on veut contrebalancer l’influence chinoise, si on ne veut pas laisser, dans ce contexte de crise sanitaire, le monopole de l’influence à la Chine, il nous faut agir nous-mêmes et ne pas nous contenter de critiquer l’action de Pékin.
En réalité, en aidant les pays africains, les pays de l’Union européenne mettent en place une stratégie de réponse à celle de la Chine bien plus efficace que celle des États-Unis de Donald Trump. Il faut l’admettre, cette générosité européenne est intéressée. Et c’est justement en étant généreux que l’on défend au mieux nos intérêts, ce que ne font pas les États-Unis en faisant preuve d’égoïsme. Parfois, la générosité est plus intelligente que l’égoïsme.
Donald Trump a une conception extrêmement étroite des intérêts américains. Je ne suis pas certain qu’elle corresponde à l’état du monde et je ne suis pas non plus certain qu’en agissant ainsi, il soit en voie de « make America great again », comme il l’avait promis lors de son élection en 2016. À l’inverse, l’Europe, en assumant ses responsabilités, va conforter son image et va effectivement pouvoir développer son influence auprès des pays africains.
J’ai publié Requiem pour le monde occidental (Eyrolles) en janvier 2019.
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