Ancien directeur de la rédaction de Courrier international et rédacteur en chef au journal Le Monde, Sylvain Cypel a couvert les premières années de la seconde Intifada et a été correspondant pour le journal Le Monde aux États-Unis de 2007 à 2013. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « L’État d’Israël contre les Juifs », aux éditions La Découverte.
1/ Vous relevez un paradoxe : Netanyahou s’acoquine avec les antisémites les plus avérés tout en accusant ceux qui émettent la moindre critique à l’égard de son gouvernement « d’antisémites » …
C’est effectivement un paradoxe sidérant. Lorsque, à l’été 2017, le gouvernement conservateur nationaliste de Victor Orban mène en Hongrie une campagne diffamatoire aux relents clairement antisémites contre le financier américain George Soros, l’ambassadeur israélien lui demande d’y mettre fin. Que fait Nétanyahou ? Il condamne fermement… son propre ambassadeur, lui demandant de s’excuser publiquement. Car Netanyahou se préoccupe peu de l’antisémitisme qui monte en Hongrie. L’essentiel pour lui, a consisté à conforter ses liens avec toute la mouvance dite « identitaire » à travers le monde, de Trump à Orban, du Brésilen Bolsonaro à l’Indien Modi. Et les régimes qu’ils dirigent sont tous fascinés par la politique que mène Israël sur le plan de « l’identité » nationale, une politique leur apparait comme un modèle d’ethnicisme agressif. Israël n’a-t-il pas adopté, en 2018, une loi sur « l’État-nation du peuple juif » qui octroie aux citoyens juifs de l’État, des droits dont ne disposent pas les citoyens qui ne sont pas juifs ? Or nombre de ces régimes charrient aussi, à des degrés divers, des propensions antisémites. Mais Israël, si prompt à accuser toute critique d’antisémitisme, se tait dans leur cas. Lorsqu’un suprémaciste blanc américain tue 11 Juifs dans un attentat à Pittsburgh en octobre 2018, la première réaction de Ron Dermer, l’ambassadeur israélien à Washington, très proche de Nétanyahou, consiste à… dénoncer l’antisémitisme des musulmans, sans dire un mot sur l’antisémitisme suprémaciste blanc américain. L’explication : l’islamophobie est devenue le ciment qui relie cette extrême-droite coloniale sioniste, devenue très puissante en Israël, avec les suprémacistes blancs aux États-Unis comme avec les mouvances identitaires, en Inde, en Hongrie et ailleurs. Comme l’a souligné la députée du Likoud Anat Berko en février 2019 : « Ils sont peut-être antisémites, mais ils sont de notre côté ». Il en va de même du lien puissant qui unit désormais les dirigeants israéliens et la mouvance évangélique dans le monde.
2/ Vous écrivez que, pour beaucoup, la « déshumanisation du Palestinien » devient le seul moyen de préserver l’estime de soi. De quelle manière ?
Je décris dans mon livre la façon dont l’armée israélienne, par des méthodes très élaborées, amène peu à peu de jeunes conscrits à assumer des actes criminels à l’égard des Palestiniens. Ces actes quotidiens sont décrits par nombre d’ONG israéliennes de défense des droits de l’Homme et par le quotidien Haaretz, le seul organe de presse à en faire régulièrement part. Mais la recension de ces actes ne fait pas bouger la société juive israélienne d’un iota. Sur le temps long, on constate même une évolution croissante vers l’acceptation de ces actes, leur insertion dans la normalité, comme on trouve de plus en plus d’Israéliens pour déclarer qu’ils soutiennent une expulsion généralisée des Palestiniens hors de leur pays. Pour que cette évolution se mette en place, sans que ceux qui perpètrent ces actes soient envahis par la culpabilité, il faut que toute une société bascule dans une conviction que l’adversaire est un monstre, qu’il est dénué d’humanité. Lorsque, en juillet 2017, un jeune Palestinien de 16 ans armé d’un couteau de cuisine tente d’agresser des soldats, ces derniers l’abattent à distance. Puis l’un d’eux, Elor Azaria, 19 ans, s’approche de l’adolescent, qui git inerte dans son sang, et le tue d’une balle dans la tête. Il dira, après sa libération, que son geste était légitime et qu’il le referait le lendemain. Pour agir et penser de la sorte, il faut être convaincu que celui auquel vous ôtez délibérément la vie n’est pas vraiment un homme. En tout cas pas un homme qui est votre égal. Et de facto, il n’existe aucune parité entre Juifs israéliens et Arabes palestiniens. Pour un meurtre de sang-froid effectué hors de toute menace, Azaria a effectué huit mois de prison. Huit mois d’incarcération, c’est ce qu’a subi Ahed Tamimi, une jeune Palestinienne de 16 ans qui avait giflé un officier israélien en intervention dans sa maison en pleine nuit. Huit mois d’un côté pour avoir donné la mort, huit mois de l’autre pour une gifle. Quand on s’habitue à cette normalité-là, qu’elle devient légitime, c’est que tout sens moral a disparu.
3/ En quoi est-ce que les communautés juives françaises et américaines n’ont pas la même évolution vis-à-vis d’Israël ?
Depuis la guerre de juin 1967, les deux plus importantes diasporas juives organisées, aux États-Unis et en France, ont fermement soutenu Israël. Mais on constate depuis une dizaine d’années une évolution divergente des deux communautés, que j’étudie dans mon livre. Plus la communauté juive française, à travers son organe central, le CRIF, opte pour un soutien inconditionnel à Israël, plus l’américaine se divise. Le phénomène s’est beaucoup accentué depuis l’accession de Trump au pouvoir. Pour faire court, l’adhésion à Israël apparait comme vitale, absolument existentielle pour les Juifs de France, ou plutôt pour ceux qui s’identifient au CRIF (lequel ne représente qu’entre un gros tiers et une petite moitié du judaïsme français, composé d’environ 650 000 personnes). Pour ceux-là, être juif c’est d’abord soutenir Israël. J’ai des amis Juifs français qui sont des gens tout à fait intéressants mais qui perdent tout discernement dès qu’on évoque Israël et ne peuvent entendre la moindre critique. À l’inverse, les Juifs américains, qui sont numériquement aussi nombreux que les Israéliens (soit 6,5 millions), ont une vie communautaire décentralisée, autonome et riche (il y a plus de départements d’études juives dans les universités américaines qu’en Israël). Cela laisse un espace à la critique au sein de la jeunesse juive américaine qui, aujourd’hui, devient de plus en plus acerbe vis-à-vis d’Israël. Des personnalités juives de premier plan ont publiquement critiqué la politique suivie par Nétanyahou en termes très virulents. L’enfermement identitaire des Juifs israéliens et l’adulation qu’ils ont très majoritairement pour Trump les révulse. Bref, on assiste aux États-Unis à la montée en puissance de ce que les Américains appelle une « diaspora revival », une résurgence, une redécouverte de la diaspora. C’est-à-dire l’aspiration à une vie juive intrinsèque, déconnectée du lien à l’État d’Israël.
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