Comment la France doit-elle organiser sa relation avec la Chine ? Comment faire face à la future première puissance mondiale, dotée d’un système politique bien différent et qui ne constitue ni un allié ni un rival ? Quelles sont les divergences et les convergences à prendre en compte ? En somme, comment la France peut-elle définir ses intérêts ?
Les relations franco-chinoises ont longtemps été marquées, côté français, par une nostalgie des années 1960, sur laquelle Pékin sait encore parfois habilement jouer. Le général de Gaulle avait en effet reconnu la Chine populaire dès 1964, rompant avec le front commun occidental et enfreignant les consignes de Washington. À cette époque, les pays occidentaux reconnaissaient Taiwan, et non la République populaire de Chine (RPC), à l’exception du Royaume-Uni, qui, Hong-Kong oblige, n’avait pas rompu ses relations avec Pékin en 1949. La Chine continentale, pour sa part, condamnait alors la politique « révisionniste » de l’Union soviétique, l’accusant de trahir le véritable marxisme-léninisme et dénonçant la politique de détente mise en place par Moscou et Washington, qui constituait à ses yeux une concession faite à l’impérialisme. Mao Zedong fustigeait chaque jour l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et les États-Unis, un affrontement nucléaire avec ces derniers étant même parfois évoqué.
La reconnaissance de la RPC par le général de Gaulle constituait donc l’un de ses faits d’arme pour affirmer l’indépendance de la France face aux États-Unis, montrant que sur un sujet majeur, elle prenait ses décisions de façon autonome. Ces derniers – comme leurs relais d’opinion en France – l’avaient d’ailleurs bien interprété comme tel et avaient largement critiqué cette décision. « Le poids de l’évidence et de la raison pesant chaque jour davantage, la République française a décidé de déplacer ses rapports avec la République populaire de Chine, sur un plan normal, autrement dit, diplomatique […] En vérité, il est clair que la France doit pouvoir entendre directement la Chine et aussi s’en faire écouter. […] En nouant avec ce pays, cet État, des relations officielles, comme maintes d’autres nations libres l’ont fait auparavant, et comme nous l’avons fait avec d’autres pays qui subissent des régimes analogues, la France ne fait que reconnaître le monde tel qu’il est. », disait alors le général[1]. Et Washington de déclarer, au moment où les gouvernements français et chinois annonçaient, par un communiqué conjoint, l’établissement de relations diplomatiques : « Les États-Unis regrettent la décision de la France. Nous avons à plusieurs reprises, exprimé au gouvernement français nos propres raisons pour lesquelles nous considérons cette décision comme une mesure malencontreuse particulièrement à un moment où la Chine communiste encourage activement l’agression et la subversion dans le Sud-est de l’Asie et ailleurs »[2].
Pékin et Paris apparaissent alors comme les chefs de file de la lutte contre le condominium soviéto-américain et de ce qui était qualifié d’« ordre de Yalta ». Toutes deux libérées de l’emprise de leur « patron civilisationnel », Moscou pour Pékin, Washington pour Paris, elles constituent les deux « puissances nucléaires tierces », qui ont obtenu la bombe malgré les tentatives de leurs alliés respectifs de les en empêcher. Elles ont ainsi pu accéder au statut de puissance nucléaire, considéré de part et d’autre comme la condition de l’indépendance. La Chine, comme la France, a donc bâti cette indépendance contre la superpuissance qui était son allié, et non contre celle censée représentée la principale menace.
[1] Extrait du discours du général de Gaulle le 31 janvier 1964.
[2] Le Monde, 28 janvier 1964.
J’ai publié, en janvier 2019, Requiem pour le monde occidental aux éditions Eyrolles.
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