Maurice Vaïsse est professeur émérite d’Histoire des relations internationales à Sciences Po. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Diplomaties étrangères en mutation » qu’il a dirigé aux éditions Pedone, avec une postface de Yves Saint Geours.
Peut-on dire que les ministères des Affaires étrangères sont peu ou prou marginalisés dans la définition de la politique étrangère ?
Le sujet mérite réflexion : « marginalisés » est un terme un peu fort et doit être nuancé. L’outil diplomatique reste nécessaire dans les capitales et dans les postes. Et quand il s’agit de « définition », la tradition bureaucratique reste un atout qu’il serait absurde de ne pas utiliser. Mais ce tour d’horizon montre combien les ministères des Affaires étrangères, qui jouissaient traditionnellement d’une grande autonomie par rapport au pouvoir, ont perdu leurs prérogatives. Non seulement leur marge de manœuvre est limitée, mais ils ne conduisent plus la politique étrangère. Ils la gèrent mais ils ne décident plus. Presque partout, on note la prééminence des personnes au sommet de l’Exécutif, chefs d’État ou de gouvernement, qui se passionnent pour la diplomatie et qui s’entourent d’experts. C’est le cas aux États-Unis, où les effectifs du National Security Council ne cessent d’augmenter et où le Conseiller pour la Sécurité nationale se pose parfois en rival du Secrétaire au Département d’État dans le rôle de coordination de la politique étrangère américaine. Il en est de même au Royaume-Uni, où les personnalités fortes des Premiers ministres ont imposé leur influence au détriment du Foreign Secretary, et où un National Security Council, créé en 2010, fonctionne sous l’autorité du Premier ministre. Au Japon, depuis le début des années 2000, à travers plusieurs réformes de l’administration, le leadership du Premier ministre s’est affirmé en politique étrangère, avec la création en 2013 d’un Conseil de sécurité nationale.
Cela dit, le schéma des rapports de pouvoir dépend aussi des relations interpersonnelles et du contexte de politique intérieure, comme en Allemagne, où traditionnellement le Chancelier et le ministre des Affaires étrangères appartiennent à deux partis différents. D’une façon générale, on note une perte de l’influence des Affaires étrangères, dont les moyens financiers sont en baisse, et sans aller jusqu’à « la grande dépression des diplomates israéliens » ( Le Monde du 6 juin 2019), les diplomates des États démocratiques se plaignent presque tous de la paupérisation de leur outil de travail.
Dans les États autoritaires comme la Russie ou la Turquie, la prééminence du pouvoir exécutif va de soi : en Russie, le président est au sommet de la verticale du pouvoir. En Turquie, la suppression du poste de Premier ministre par la constitution de juillet 2018 renforce le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan. En Chine, la prédominance du Parti communiste chinois sur le processus de décision réduit le ministère des Affaires étrangères à être un exécutant au service du Parti.
Le besoin de s’adresser à l’opinion publique est-il général ?
Les diplomaties étrangères sont, comme la diplomatie française, embarquées dans un même mouvement de diplomatie publique, malgré une certaine nostalgie, que l’on ressent dans le texte de Giovanni Caracciolo. L’ancien ambassadeur italien à Paris, tout en constatant l’explosion des nouvelles technologies, regrette à la fois l’outil-écriture qui peut sembler bien obsolète de nos jours, et le secret diplomatique. Comme l’écrit Yves Saint Geours, « la diplomatie du no comment, c’est du passé, même si ce changement n’est pas synonyme de transparence ». C’est particulièrement vrai pour les régimes dits « illibéraux ». En Russie, le Département de l’Information et de la Presse a connu un développement important et la chargée de communication du MID donne une image résolument conquérante de la diplomatie russe : « une jeune blonde aux grands yeux bleus qui vous regarde avec sûreté de sa page Twitter ». C’est aussi le cas de la diplomatie turque qui a délibérément multiplié les liens avec la société civile via des think tanks, comme la Fondation SETA, et a développé elle-même un Bureau de Diplomatie publique, qui a pour mission de promouvoir la Turquie à l’étranger et de construire « une belle image et une réputation pour la Turquie auprès de l’opinion publique internationale ». Ce Bureau utilise les réseaux sociaux (16 000 tweets en turc, anglais et arabe en 2017) comme instrument pour diffuser les messages du gouvernement turc aux publics étrangers. Quant à la Chine, elle est devenue le premier organisateur de forums dans le monde ( cf les nouvelles routes de la soie) et le pays qui compte le plus de think tanks dans le monde après les États-Unis : dans tous les cas, il s’agit de répandre « a good chinese voice ».
Comment gérer la bonne articulation entre les différents niveaux (régional, thématique) ?
De tous temps, les ministères ont éprouvé la difficulté à organiser une bonne articulation entre les différents niveaux : multilatéral, régional, bi-latéral, et à résoudre la tension entre l’organisation géographique (États-nations, aires culturelles et l’organisation thématique). Le grand débat entre directions géographiques et directions thématiques a pris une autre forme et a été, en quelque sorte, dépassé en raison des exigences de la polyvalence et de la gestion des crises. Les 40 dernières années ont vu nombre de réformes dans tous ces ministères. C’est un phénomène généralisé avec des variantes régionales. Les principales adaptations dérivent des conséquences de la mondialisation : au Canada, le ministère absorbe le Commerce extérieur au début des années 1980, puis l’Agence canadienne de développement international fusionne avec les Affaires étrangères et le Commerce en 2013, du coup, le nom du ministère devient « Affaires mondiales Canada ». En Italie, à la suite de la réforme de 2010, sont créées la Direction générale pour la mondialisation et les affaires globales, et la Direction générale pour la promotion nationale qui concerne toutes les composantes : économie, commerce extérieur, culture, sciences. Le processus est très proche de celui du Quai d’Orsay, avec la création de la Direction générale de la Mondialisation (DGM), effective en 2009, et ses adaptations successives. Les ministères des Affaires étrangères des différents États ont beaucoup à apprendre les uns des autres, et c’est tout l’intérêt de ces études comparatives.
Cet entretien est également disponible sur Mediapart Le Club.