Nathalie Guibert est journaliste, ancienne codirectrice du service France au journal Le Monde. Correspondante défense depuis 2009, elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Qui c’est le chef ? », aux éditions Robert Laffont.
Vous racontez comme un roman l’épisode du « clash » entre le président Emmanuel Macron et le général de Villiers, qui a conduit ce dernier à démissionner. Ce clash aurait-il pu être évité ?
Le clash du 13 juillet 2017 entre le président Macron et le général de Villiers fut un moment d’une grande intensité dramatique, une véritable scène de tragédie : violente, symbolique, et humainement bouleversante pour tous les protagonistes présents ce soir-là dans les jardins du ministère de la Défense, soldats et responsables des armées. Le général de Villiers a été humilié, les militaires présents ont eu le sentiment de recevoir un coup de poing dans le ventre, et les civils ont jugé le président excessif, au point que les industriels comme le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, ont aussitôt quitté les lieux.
Ce heurt aurait parfaitement pu être évité si Macron n’avait pas été Macron ! Le président avait jusqu’alors semblé parfait dans ses habits de chef des armées : une solennité adéquate, la promesse d’un effort pour valoriser l’outil de défense en accord avec l’état-major qui avait bataillé pour que le budget militaire atteigne 2% du PIB français en 2025. Candidat, Emmanuel Macron avait aussi travaillé avec plusieurs généraux et il avait du respect pour Pierre de Villiers.
Mais une fois élu, il avait décidé de le prolonger à son poste sans écouter ceux qui, au plus haut niveau dans l’appareil d’État, le lui avaient déconseillé (ce que l’intéressé aurait compris, car il atteignait la limite d’âge et qu’une nouvelle loi de programmation militaire était annoncée pour 2019). Quand le général a commencé à contredire trop fortement le chef de l’État sur les arbitrages budgétaires dans des réunions à l’Élysée, en fait dès le 10 juillet, jamais E. Macron ne lui a dit qu’il allait trop loin. S’il l’a pensé, il aurait pu, et dû, le recadrer en tête à tête. Cela s’est réglé par une crise soudaine d’autoritarisme.
Reste que sur le fond cette crise ne pouvait être évitée. Elle survient à un moment historique, précis : en 2017, vingt ans après la création de l’armée professionnelle, celle-ci approche de la rupture. Ses moyens atteignent un plancher, tandis que les ambitions militaires françaises n’ont pas été réduites – au contraire – depuis la bombe nucléaire jusqu’aux opérations extérieures. La contradiction était devenue intenable, a résumé le général de Villiers.
Après la suppression de 50 000 postes par Nicolas Sarkozy et des réformes ratées, la mandature Hollande a poursuivi le déclin des armées contrairement à ce qu’on a communément retenu, d’autant que le ministre et son cabinet ont souhaité affaiblir les pouvoirs du chef d’état-major interarmes. L’équipe Le Drian n’a pas manqué d’instrumentaliser le général de Villiers dans leurs jeux de pouvoir avec Bercy et l’Élysée et l’ont laissé aller au combat budgétaire de manière excessive.
Aussi, quand l’effondrement politique du pays produit l’élection d’Emmanuel Macron, le terrain est mûr pour une crise, dans ce domaine de la défense jusque-là préservé des ruptures. Cela en préfigure d’autres, ainsi que l’a montré la crise des gilets jaunes.
La spectaculaire démission du général de Villiers a-t-elle contribué à sanctuariser pour l’avenir le budget de la défense ?
La démission du chef d’état-major a beau être inédite sous la Ve République, elle ne sanctuarisera pas l’effort de défense du pays. D’autres priorités concurrentes et légitimes continuent d’être sous-financées dans un pays qui vit au-dessus de ses moyens – l’hôpital lui aussi en rupture, la justice devenue misérable, etc. De plus, la majeure part de l’effort promis par le président aux armées interviendra après son mandat entre 2023 et 2025. Et il a déjà commencé à les renier, en supprimant plus tôt que prévu la solidarité interministérielle finançant les opérations extérieures, tirant prétexte du fait que les généraux géraient mal leur budget et avaient de l’argent disponible.
La relation pouvoir politique / hiérarchie militaire est-elle basée sur un sentiment de confiance ou de méfiance ?
La relation entre les généraux et les politiques, toujours compliquée dans l’histoire républicaine, a atteint un état d’équilibre paradoxal. Avec le terrorisme, les opérations extérieures, l’instabilité du monde, jamais les premiers n’ont été si intégrés aux décisions politiques sur la défense du pays. Cela se passe de façon parfaitement huilée sur le plan institutionnel depuis vingt ans, et dans une grande convergence d’analyse stratégique. Mais d’un autre côté, les contradictions des politiques, leur court-termisme et leur manque de courage conduisent les militaires à se sentir dépositaires d’une idée exigeante de la France et à se replier sur des valeurs conservatrices.
Quand ils croisent leur regard dans le miroir, les uns et les autres échangent donc aussi des reproches muets, avec une méfiance persistante. Il est sidérant de voir que le cabinet Le Drian est arrivé en 2012 en disant : ”Fini les putschistes” comme si on était encore en 1961 ! C’était anachronique, profondément insultant pour la génération actuelle, évidemment républicaine, des officiers.
Ces jours-ci certaines voix politiques ont sauté à pieds joints sur la déclaration d’un “gilet jaune” d’extrême-droite qui appelait le général de Villiers au pouvoir, comme si elles jouaient à se faire peur avec un plaisir malsain.
Je suis frappée de voir combien le passé pèse encore lourd, celui des défaites françaises (1870, 1940, 1954, etc.), celui de la guerre d’Algérie. Aujourd’hui politiques et généraux se retrouvent pour citer Marc Bloch et dire que la France doit se ressaisir, car elle pourrait basculer dans une situation proche de l’effondrement de 1940. Mais quand ils abordent ensemble les solutions, ils pensent toujours qu’ils sont à la merci d’une mauvaise de part et d’autre.
Cet entretien est également à retrouver sur Mediapart Le Club.