Didier Billion est directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Géopolitique des mondes arabes : 40 fiches illustrées pour comprendre le monde », aux éditions Eyrolles.
Pourquoi préférez-vous employer le terme “mondes arabes” au pluriel plutôt qu’au singulier ?
C’est en fait l’expression de la réalité concrète de la région. Certes, bien que cela reste profondément subjectif, nul ne peut nier qu’il existe un sentiment d’arabité partagé par 400 millions d’habitants, ou encore que des idéologies prônant l’unité du monde arabe se sont affirmées avec quelque succès dans la période de décolonisation qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale. Mais ce projet politique, qui a suscité de profonds espoirs au sein des peuples de la région, n’a pu se réaliser et est devenu en quelque sorte mythique. Il est en tout cas désormais dépassé.
Aujourd’hui, les facteurs de diversité, voire de division, sont plus importants que les facteurs d’unité. En matière économique, tout d’abord, le PIB/habitant est par exemple dans un rapport de 1 à 56 entre le Yémen et le Qatar. Les États arabes pétroliers qui jouissent d’énormes rentes provenant de leurs gisements d’hydrocarbures ne sont guère disposés à partager en quoi que ce soit avec les États arabes qui en sont dépourvus. En matière politique, ensuite, on constate des rivalités aiguës, qui peuvent dégénérer en conflit ouvert : ainsi des situations qui prévalent entre l’Arabie saoudite et le Yémen, entre l’Arabie saoudite et le Qatar ou entre le Maroc et l’Algérie. En matière géopolitique, enfin, le rapport des États arabes aux États-Unis, à Israël ou à l’Iran est sensiblement différent, et la Ligue des États arabes, fondée en 1945, est bien incapable de promouvoir des positions communes à l’ensemble de ses membres.
La langue arabe, qui pourrait apparaître comme un facteur d’unité, ne l’est en réalité que partiellement, et un Marocain qui se déplace au Yémen ou à Oman ne se fait pas comprendre spontanément. En outre, la présence de minorités ethniques ou confessionnelles dans certains pays arabes contribue aussi à les différencier, parfois fortement, de leurs voisins.
C’est pour l’ensemble de ces raisons que j’ai préféré utiliser le concept de « mondes arabes », au pluriel donc, qui me paraît mieux correspondre aux réalités de cette région.
Pourquoi pensez-vous, contrairement aux opinions dominantes, que le facteur religieux est surreprésenté dans les analyses de la région ?
C’est en effet une question centrale pour celles et ceux qui s’intéressent à la région. C’est tout d’abord une question de méthode : toute tentative d’analyse géopolitique se doit d’intégrer divers paramètres pour saisir les dynamiques à l’œuvre. Or, cédant un peu facilement à l’air du temps, de nombreux observateurs survalorisent le facteur religieux. Certains considèrent même que ce dernier est devenu le fondement des grilles d’analyse et de compréhension des mondes arabes, ce qui me semble erroné. Il serait bien sûr absurde de négliger les facteurs confessionnels pour comprendre les complexités de la région, mais ils constituent un paramètre parmi beaucoup d’autres : économiques, sociaux, démographiques, ethniques, sociologiques, politiques, géopolitiques, etc.
Ainsi, réduire par exemple les tensions entre l’Arabie saoudite et l’Iran à un conflit séculaire entre sunnisme et chiisme est tellement réducteur que cela en devient faux. Non, nous avons une rivalité de puissance somme toute assez classique entre deux États qui veulent s’affirmer dans la région et les facteurs confessionnels qui existent sont instrumentalisés par les pouvoirs en place pour des raisons fondamentalement politiques. Point de querelle théologique là-dedans ! Sinon, comment pourrait-on comprendre les tensions entre l’Arabie saoudite et le Qatar, deux pays de stricte obédience wahhabite, les rivalités non moins vives entre l’Arabie saoudite (sunnite) et l’Égypte durant le bref moment où cette dernière était dirigée par les Frères musulmans (sunnites) ? Pourquoi des liens effectifs existent-ils et perdurent-ils entre le Hamas palestinien (sunnite) et le Hezbollah libanais (chiite) ? Ou encore, si l’on sort du cadre des seuls mondes arabes, comment expliquer la plus grande proximité de l’Iran (chiite) avec l’Arménie chrétienne qu’avec l’Azerbaïdjan chiite ? Dans le même ordre d’idées, la Hamas palestinien s’oppose à l’Autorité palestinienne non pas pour des raisons confessionnelles, mais parce qu’il considère qu’elle a trahi les intérêts nationaux du peuple palestinien.
On le voit, la survalorisation du paramètre confessionnel constitue une erreur, même si, encore une fois, il est nécessaire de le prendre en compte.
Les États-Unis sont-ils toujours les maîtres du jeu de la région ?
Non, et c’est une évolution déterminante qui est en train de se cristalliser sous nos yeux. Pour autant, leur influence ne disparaitra pas comme par enchantement. La marque des États-Unis fut singulièrement prégnante depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et surtout depuis la crise de 1956, moment à partir duquel les deux vieilles puissances coloniales de la région, la France et le Royaume-Uni perdent graduellement leur importance, au profit de Washington. Dès lors, aucun des multiples événements qui affectent la région ne semble pouvoir se nouer ou se dénouer sans l’intervention plus ou moins directe des États-Unis et de leurs alliés.
Le 11 septembre 2001 marque une rupture considérable et induit des doutes sur les systèmes d’alliance mis en œuvre. Le courant néoconservateur, en voulant appliquer le concept d’ « instabilité constructive », porte une lourde part de responsabilités dans la déstabilisation régionale, notamment avec les conséquences de la guerre unilatérale menée contre l’Irak en 2003. Plus tard, l’empathie de Barack Obama avec les mouvements de révolte de 2011 va éveiller une forte défiance chez d’autres alliés, notamment saoudiens. Mais surtout, l’idée de B. Obama du lead from behind va réduire mécaniquement l’influence états-unienne.
La politique erratique de Donald Trump ne permet pas d’envisager une reconquête de son rôle dirigeant par Washington, en dépit de son inconditionnel soutien à Israël et à l’Arabie saoudite. L’influence d’un pays au sein d’une région nécessite constance, persévérance et capacité à s’adresser à tous. Force est d’admettre que D. Trump ne possède aucune de ces qualités.
Ce recul, encore relatif, des États-Unis dans la région est en fait l’expression de la difficulté croissante des États occidentaux à pouvoir désormais imposer leur volonté aux peuples du monde, et donc aussi à ceux des mondes arabes.
L’entretien est également disponible sur Mediapart Le Club.