Richard Bouigue est Premier adjoint à la mairie de Paris 12e et responsable du pôle Sport à la fondation Jean-Jaurès. Pierre Rondeau est économiste du sport et professeur à la Sports Management School. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage, « Le foot va-t-il exploser ? Pour une régulation du système économique du football », aux éditions de l’aube.
Y a-t-il trop d’argent dans le football ?
Le marché du football est un secteur en pleine croissance, qui draine beaucoup d’argent. C’est indéniable. Depuis le début des années 2000, la croissance annuelle moyenne du budget des 98 clubs du big-five (Angleterre, Espagne, Italie, Allemagne, France) est de 9%. La masse salariale a quant à elle augmenté de 450% entre 1996 et 2016. Les dépenses en matière de transfert ont également considérablement crû, passant de 1 million d’euros, dans les années 1970, pour la superstar Johan Cruyff, de l’Ajax d’Amsterdam au FC Barcelone, à 222 millions d’euros cet été pour Neymar, du Barca au Paris Saint-Germain.
La première question qui se pose est de savoir si cette évolution exponentielle est saine et durable, ou si elle traduit un grossissement incontrôlable d’une bulle jusqu’à son éclatement. La plupart des spécialistes et des observateurs, satisfaits de la toute-puissance du football, rappellent que son économie est pérenne, que ce sport attire de plus en plus de monde et que les diffuseurs paient de plus en plus cher les droits télévisuels à destination des clubs. Pour la ligue 1 française, les droits sont ainsi passés de 800 000 € par an dans les années 1980, à 748 millions d’€ aujourd’hui (et on annonce le milliard dès 2021). Ne craignez donc rien, tout va très bien dans le meilleur des mondes. Sauf que, et c’est l’objet de notre livre, quand bien même l’argent afflue dans le foot, quand bien même les clubs bénéficient d’une économie florissante et d’un assainissement des comptes certain, nous nous inquiétons des conséquences externes, des défaillances et des inégalités créées par ce système et des risques systémiques. En effet, l’argent est finalement accaparé par une petite caste particulière de joueurs et de clubs. À titre d’exemple, en France, les 10% des joueurs les plus riches touchent 48% de l’ensemble des salaires versés. L’intensité compétitive et l’équité sportive ont disparu, le suspense a été annihilé, qu’il s’agisse des compétitions européennes ou des compétitions nationales, le classement est quasiment déjà couru d’avance. Il y a en somme moins d’intérêt à regarder le football tant la glorieuse incertitude du sport tend à disparaître.
La deuxième question qui se pose est celle de la télédépendance du football. Or, si l’argent est grandement dépendant des droits de diffusion payés par les chaînes de télévision, que se passera-t-il si ces dernières ne font plus l’audience escomptée et qu’elles n’ont plus intérêt à payer autant pour du foot ? Le risque est grand, d’autant plus que certains clubs sont dépendants à 60% de ces droits télévisuels.
La troisième question qui se pose est celle de la pérennité d’un système qui génère beaucoup d’argent, mais aussi de fortes inégalités salariales ainsi qu’une incroyable précarité, souvent peu évoquée. D’après l’UNFP, le principal syndicat des joueurs dans l’hexagone, le taux de chômage moyen dans le football français est de 15% depuis quatre ans, alors qu’il est passé sous la barre des 10% en France en 2017. Le syndicat estime en outre que 25% des joueurs commencent la saison, chaque année, sans avoir signé le moindre contrat professionnel. En France, où la situation est en comparaison moins difficile, on estime qu’un aspirant footballeur sur six deviendra professionnel, ce qui en laisse cinq sur le bas-côté, sans aucune formation qualifiante ni diplômante et avec le goût amer d’avoir échoué à réaliser leur rêve. La situation des entraîneurs n’est pas plus enviable. Si quelques-uns, très connus, sont bien payés, la plupart ne le sont pas et la durée de vie moyenne d’un entraîneur à la tête d’une équipe professionnelle, en Europe, n’est que de dix-sept mois…
C’est pourquoi nous voulons tout mettre en œuvre pour réguler le football, renforcer la protection des joueurs, entraîneurs et formateurs. L’argent n’a pas à être diabolisé, le marché n’a pas à être contraint. Au contraire il faut, en bonne intelligence, profiter de l’hypercroissance du football et assurer sa pérennité.
Pourquoi le football est-il davantage critiqué que d’autres sports (Formule 1, golf, etc.) ou milieux culturels (cinéma, etc.), qui attirent pourtant également énormément d’argent ?
Le football continuera à être méprisé et jugé par les classes dominantes, par les classes d’influence. Du fait de son origine populaire et sa population, les clichés et les stéréotypes sociaux ne s’arrêteront pas de véhiculer. Pratiqué et célébré par les classes précaires, les classes pauvres, les classes laborieuses, suivi par des millions de fans et de supporters, il serait victime d’une forme de racisme social.
L’élite verra toujours d’un mauvais œil cette pratique sportive et jugera incompréhensible l’intérêt accordé au sport numéro 1 sur Terre. Le sociologue Stéphane Beaud, dans son livre Traitres à la Nation ! présente très bien ce phénomène. Lors d’un séminaire à l’École normale supérieure, il a subi les foudres de certains de ses collègues, qui s’étonnaient qu’un « intellectuel tel que lui » s’intéresse à un sport aussi méprisable et vil, pratiqué par des « abrutis milliardaires ».
L’un des auteurs du livre Le foot va-t-il exploser ?, Pierre Rondeau, a lui-même été victime des moqueries de ses pairs, à l’université, qui s’étonnaient de son intérêt porté aux phénomènes entourant le ballon rond. « Le football n’est pas un objet académiquement acceptable » lui a-t-on répété. Pourtant, le football est un sport, un business, une religion, un métafait social planétaire auquel il est impossible de ne pas s’intéresser.
Ces éléments expliquent en partie les critiques adressées à ce sport, alors même que d’autres, comme la Formule 1 ou le golf, drainent autant de richesses. Le football, et les footballeurs, parce que sport numéro 1, sera toujours victime de moqueries et d’un mépris de classe.
Cela est surement dû à son caractère profondément désuet. C’est un sport facile à pratiquer, facile à comprendre : n’importe qui, avec un ballon, peut jouer au foot ; n’importe qui, devant sa télévision, peut comprendre les règles. À l’inverse, piloter une voiture de formule 1, pratiquer le golf ou jouer dans un blockbuster hollywoodien, demanderait peut-être un peu plus de travail et la rémunération des agents s’en trouverait ainsi légitimée pour l’opinion publique. Ce n’est pas donné à tout le monde, alors que le football, finalement, c’est facile.
Qu’est-ce que la taxe coubertobin ?
Nous proposons la mise en place, à échelle internationale, de la contribution Coubertobin, en référence au baron Pierre de Coubertin, militant de l’équité sportive internationale, et de l’économiste James Tobin, fondateur d’un impôt sur les opérations de change internationales. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une taxe, mais plutôt d’une contribution qui consisterait en une part de 1% sur toutes les indemnités de transferts. Cela permettrait d’abonder un fonds de développement qui financera la mise en œuvre effective de programmes scolaires et de formations professionnelles ainsi que d’un fonds dédié à la reconversion des sportifs.
L’idée d’un tel prélèvement est gagnante-gagnante. Il agirait comme un outil désincitatif pour les clubs acheteurs refusant de payer une somme supplémentaire sur les joueurs, et comme un outil de financement pour la protection sociale des sportifs, en cas de paiement.
Nous préconisons de rendre la contribution dégressive en fonction de l’âge des footballeurs. Plus ils sont achetés jeunes, plus le taux augmenterait jusqu’à atteindre un montant confiscatoire dans le seul but de limiter « la fuite des muscles » et de veiller à la formation et au développement des jeunes joueurs.
Nous voulons imposer un grand débat national et international. Le football, sport le plus populaire du monde, ne peut pas se laisser prendre par l’idéologie mortifère de l’égoïsme libéral. En imposant une telle contribution, nous allons plus loin que la simple volonté de contrôler juridiquement le marché, en internalisant toutes les externalités négatives.
L’entretien est également disponible sur Mediapart Le Club.