Jean-Pierre Cabestan est directeur du département de science politique et d’études internationales de l’Université baptiste de Hong Kong et directeur de recherche au CNRS. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Demain la Chine : démocratie ou dictature ? », aux éditions Gallimard.
1/ Pourquoi, selon vous, le système chinois est-il plus marqué par le soviétisme que par le communisme ?
On a tendance à sous-estimer la rupture historique qu’a constitué 1949, date de l’arrivée au pouvoir du Parti communiste chinois (PCC) et de la fondation de la République populaire de Chine (RPC). Le Parti de Mao, bien qu’indépendant de l’Union soviétique, a été organisé sur la base de principes lenino-staliniens, tout comme les institutions de la Chine populaire. En dépit des réformes introduites à partir de 1978, le système politique reste organisé selon ces principes. En conséquence, le PCC fonctionne comme une société secrète : il est opaque, il prend ses décisions sans rendre de compte à personne sauf à l’échelon supérieur et, au sommet, au chef suprême (aujourd’hui Xi Jinping). Les débats et les procédures de prise de décision au sein du Parti ne sont pas rendus publics, pas plus que ne transparait les divergences politiques qui peuvent le traverser. Les dirigeants sont cooptés selon des méthodes en apparence démocratiques, mais en réalité mafieuses, c’est-à-dire en fonction du rapport de forces entre les grands caciques du Parti.
Hu Jintao, le prédécesseur de Xi, a tenté d’introduire un peu de démocratie au sein du PCC, mais a échoué du fait d’une contradiction fondamentale et insurmontable entre le modus operandi du PCC et toute idée de transparence et de démocratie. En d’autres termes, un système de parti unique ne peut se démocratiser, sauf s’il introduit le multipartisme et les libertés fondamentales nécessaires à toute vie démocratique, donc s’il se suicide.
L’instauration du communisme reste inscrite comme objectif final dans les statuts du PCC, mais sa définition est de plus en plus confuse, et s’apparente à une sorte de prospérité générale sous la houlette du PC. Quoi qu’il en soit, seul le PCC est en droit de définir ce qu’est le communisme et donc aussi le socialisme. Et comme celui-ci se voit au pouvoir pour mille ans, il se croit entièrement capable d’atteindre cet ultime but. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les objectifs fixés par Xi Jinping pour 2049, date du centième anniversaire de la RPC : faire de la Chine un pays développé et puissant, maitrisant les technologies les plus avancées, et devenant même leader dans tous les secteurs d’avenir.
Le soviétisme est plus persistant, insidieux et pervers qu’on le croit, souvent dans le sens où il a été intériorisé par la majorité des Chinois du continent. La rupture de 1949 a gangrené les esprits et produit une sorte d’homo sovieticus qui persiste encore, ce qui explique largement l’absence de revendication démocratique des Chinois, et ceci beaucoup plus que l’influence de la culture politique chinoise traditionnelle, notamment le confucianisme. Car comment expliquer que les autres sociétés chinoises et/ou confucéennes, comme Taiwan, Hong Kong, la Corée du Sud et le Japon ont, elles, embrassé les valeurs démocratiques ?
Les enquêtes d’opinion montrent qu’une majorité de Chinois du continent pensent que leur système politique est déjà démocratique parce que les gouvernants l’affirment. Seuls le soviétisme et une absence de culture démocratique peuvent expliquer ces résultats. La réhabilitation par le pouvoir communiste des valeurs confucéennes traditionnelles, et surtout des plus réactionnaires d’entre elles – respect de la hiérarchie, vision élitaire du pouvoir, sélection des élites politico-administratives par le Parti, soumission au pouvoir au nom de l’harmonie, etc. – concourt à perpétuer le soviétisme du régime actuel. Ce qui ne signifie pas que ce régime ne soit pas efficace. Au contraire, avec les réformes, il a montré une capacité administrative et plus largement de gouvernance qu’aucun autre système soviétique n’était parvenu à maitriser. Il a favorisé le développement du pays, parvenant ainsi à apparaître comme un système de gouvernement efficace et compétent, ce qu’il est souvent, et affaiblissant ainsi, un peu comme Singapour, toute velléité de démocratisation.
2/ Vous ne croyez pas beaucoup à une future démocratisation du régime et pourtant vous estimez que les Chinois en sont globalement satisfaits. Comment l’expliquer ?
Pour les raisons que je viens d’évoquer, la démocratisation de la Chine reste lointaine, incertaine et, je crains, moins pacifique qu’espérée. Les Chinois sont satisfaits de leur régime politique tout d’abord parce que celui-ci leur a apporté la prospérité, ou plutôt un certain bien-être, et l’éradication de la pauvreté. Il leur a également apporté une meilleure gouvernance qu’autrefois, y compris à l’époque de Mao, la stabilité et la sécurité, deux préoccupations qui, pour des raisons très compréhensibles – l’histoire chinoise du XXe siècle – sont vouées à rester prioritaires. Bref, entre sécurité et liberté, les Chinois préfèrent la sécurité, avec tout ce que cela implique comme conséquences, en matière de contrôle social, de censures ou d’atteintes à la vie privée. Les classes moyennes actuelles sont les plus attachées à la sécurité de leurs biens et de leurs proches, manifestant des tendances que la société française pourrait qualifier de « lepénistes ».
La pression des migrants arrivant des campagnes, les difficultés croissantes d’accès à la propriété, la compétition féroce imposée par le système éducatif, les lents progrès des systèmes de protection sociale, etc. tous ces facteurs contribuent à nourrir l’égoïsme des classes moyennes et leur désintérêt pour la démocratie, qui, en l’occurrence, ne faciliterait en rien le règlement de ces problèmes. L’amélioration du niveau d’éducation et la mondialisation de l’économie et de la société chinoises sont de nature à favoriser une diffusion des idées démocratiques. Mais cela prendra du temps avant que les Chinois se révoltent contre la société secrète qui les dirige d’une main de fer. En attendant, et tout en maugréant plus qu’avant, car leurs attentes sont plus importantes, la majorité des Chinois gardent leurs distances du politique et restent, au fond, profondément légitimistes. La montée du nationalisme, et surtout le rôle clé des élites, contribuent à perpétuer ces comportements. En effet, fidèles au PC, la grande majorité des élites politiques, entrepreneuriales et intellectuelles sont conservatrices, dominées par les idées de la nouvelle gauche néo-maoïste et autoritaire ou des néo-confucéens. Dans ce paysage, les réformateurs du PCC et les démocrates en herbe paraissent bien faibles et isolés. La féroce répression de tout mouvement constitutionaliste ou de droits de l’homme, qui s’est accentuée sous Xi, contribue évidemment à consolider ce rapport des forces défavorable. Mais je pense qu’une grande partie des élites se satisfont des privilèges que le PCC leur a distribués, y compris en matière de consultation et d’influence politiques. Et surtout, un peu comme l’establishment hongkongais (et pro-Pékin), ils ne veulent pas partager ces privilèges avec le vulgum pecus, les Chinois sans pouvoir ni argent…
3/ Vous écrivez que les réseaux sociaux laissent plus d’espace aux citoyens tout en permettant de resserrer leur contrôle par le régime. Comment expliquer ce paradoxe ?
L’engouement des Chinois pour Internet et toutes les activités que les tablettes électroniques permettent est connu. Mais je ne pense pas que la toile va démocratiser la Chine. En dépit de la censure, dont la plupart, en réalité, s’accommodent, Internet permet un échange beaucoup plus intense et rapide des informations et des idées, notamment sur Weixin ou Wechat. Mais le PCC veille au grain et a les moyens non seulement de rapidement faire disparaitre de la toile tout message politiquement subversif ou même critique, mais aussi d’identifier et intimider les contrevenants : cette limite essentielle au caractère privé de la correspondance est parfois contestée, mais elle reste intériorisée et acceptée par la plupart, car peu contraignante.
Enfin, le projet de crédit social, actuellement testé dans plusieurs provinces, contribuera à resserrer ces contrôles, de nature orwellienne, distribuant bons et mauvais points aux citoyens en fonction de leurs actes publics (propos ou comportements jugés antisociaux) ou privés (abandon de vieux parents). La généralisation de ce système sera un test qui permettra de mieux mesurer l’acceptation par la société chinoise du soviétisme du régime ou, au contraire, sa contestation.
L’entretien est également disponible sur Mediapart le Club.