Hasni Abidi est politologue et dirige le CERMAM à Genève (Centre d’Étude et de Recherche du monde arabe et méditerranéen). Il enseigne au Global Studies Institute de l’Université de Genève. Il travaille sur l’évolution politique du monde arabe et musulman. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Moyen-Orient, le temps des incertitudes », aux éditions Erick Bonnier.
Pour vous, il y a des constantes dans la politique des États-Unis dans le Golfe : sécuriser leur approvisionnement en hydrocarbures et empêcher les dirigeants régionaux de s’émanciper de leur tutelle. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Pour les États-Unis, le contrôle des monarchies du Golfe est leur meilleur butin de guerre. Après la fin de la tutelle britannique, Washington a misé sur l’Arabie saoudite en lui accordant sécurité et protection selon les modalités de Quincy. Les autres monarchies n’avaient pas d’autres alternatives que de lier leur destin à la politique américaine. Nous sommes face à une situation de dépendance totale créée et entretenue par les États-Unis. Il devient dès lors suicidaire pour les monarchies de tenter la moindre infidélité à l’égard de Washington. Cette dépendance fait planer perpétuellement le spectre d’une menace sur la stabilité des régimes vulnérables du Golfe. Washington a utilisé tantôt le nationalisme tantôt l’Iran « perse et conquérant » pour faire trembler des monarchies fébriles et pour légitimer son statut de protecteur du Golfe. Ainsi, les Américains ont empêché l’émergence de toute volonté de leadership régional. Ils ont neutralisé les dynamiques internes qui avaient risqué une émancipation interne et externe de la tutelle américaine.
La facture de l’hégémonie américaine est très élevée. Le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) est soumis à une consommation militaire surdimensionnée et à un détournement inquiétant de la politique étrangère arabe. L’alignement du Golfe sur l’agenda américain a marginalisé la Ligue des États arabes, otage des politiques de Riyad et du Caire. Aujourd’hui, seuls un sursaut du Maghreb et un retour sur la scène politique de l’Irak et de la Syrie sont en mesure de ressusciter le système régional arabe et d’affranchir la région de tous les alignements.
Vous ne voulez pas sanctionner définitivement le printemps arabe par un constat d’échec. Pourquoi ?
On lui fait un mauvais procès ! Le printemps arabe n’est pas une finalité en soi. C’est le moment où des millions de personnes sans agenda interne ou externe décident de prendre leur destin en main, de dire non à la chape de plomb interne et à l’ingérence externe. C’est cela un printemps des peuples. Ce moment de vérité restera d’actualité tant que les conditions socio-économiques, politiques et religieuses ayant conduit à ces révoltes resteront les mêmes. Elles sont plus graves aujourd’hui qu’auparavant. À l’injustice interne, s’ajoute l’humiliation internationale. La gestion de certaines crises en Syrie, au Liban et en Palestine par « la communauté internationale » conforte une grande partie des populations arabes dans leur ressenti face aux dirigeants locaux et à l’étranger.
L’autoritarisme des régimes de la région est pour vous plutôt le résultat d’un processus historique lié aux mutations internationales que la conséquence d’une culture politique. Pour quelles raisons ?
L’autoritarisme n’est pas vaincu. Il se renouvelle au fil des circonstances. L’échec de la transition démocratique a donné des ailes aux forces politiques et économiques liées aux régimes autoritaires qui n’ont pas manqué de mettre à jour l’autoritarisme ancien. Cette mise à jour de l’autoritarisme est basée sur les carences sécuritaires et les difficultés économiques des citoyens pour plaider leur cause. Ainsi, pour une partie de la population arabe, la transition n’a pas répondu aux attentes en matière sécuritaire et sociale sans pour autant proposer de nouvelles alternatives.
Il est illusoire de croire à un changement par l’extérieur. La démocratisation imposée n’est pas une approche pertinente. Les interventions en Irak et en Libye en témoignent. En revanche, les soulèvements citoyens pacifiques qui ont abouti au renversement de certains régimes sont l’œuvre exclusive de dynamiques internes. Le grand mérite de la transition entamée non sans peine dans certains États arabes est de nous rappeler la centralité des dynamiques sociales et politiques internes dans les processus de changement. Quant à la position internationale, sa neutralité est plus positive qu’un engagement hâtif et partial. En définitive, le printemps arabe a montré que la tyrannie n’est pas une fatalité et que les incertitudes au Moyen-Orient sont porteuses de doutes et d’espoir.