Philippe Barret, docteur en sciences politiques, ancien élève de l’École normale supérieure, a enseigné la littérature et la politique françaises à l’université Fudan de Shanghai et à l’Institut des relations internationales de Pékin. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « N’ayez pas peur de la Chine ! », aux éditions Robert Laffont.
Pourquoi, selon vous, la principale raison de l’incompréhension occidentale envers la Chine relève-t-elle de sa propre prétention à l’universalisme ?
C’est un fait : depuis l’apparition du christianisme, religion à vocation universelle, les Occidentaux considèrent que leurs idées, leurs idéaux et leurs valeurs ont aussi une vocation universelle. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les jésuites étaient d’ailleurs convaincus que la Chine deviendrait un pays chrétien. Aujourd’hui, notre philosophie politique – la démocratie et les droits de l’homme – a pris la place de la religion. Mais la démarche intellectuelle est la même : tous les pays et tous les peuples doivent l’adopter et finiront par le faire, de gré ou de force.
C’est pourquoi nous avons le plus grand mal à concevoir qu’un peuple ou une civilisation puisse ne pas se rallier à cette pensée dont l’universalité, pour nous, va de soi. Naturellement, ce phénomène s’accompagne d’une profonde ignorance de ce qu’est la civilisation chinoise, son histoire, sa pensée politique ou sa littérature. Si, de retour de vacances, je dis à mes amis que je viens de relire quelques pièces historiques de Shakespeare ou quelques romans de la Comédie humaine, la conversation s’engage aisément, parce que tous ont lu telle ou telle de ces œuvres. Mais si je leur dis que je viens de lire Au bord de l’eau, aucun échange n’est possible, parce qu’ils n’ont jamais lu ce magnifique roman ; ils en ignorent même l’existence.
Quelle est la part du patriotisme dans la popularité du Parti communiste chinois (PCC) ?
100% ! Le PCC a d’ailleurs été créé pour des raisons purement nationales (ou patriotiques), et non pour des raisons idéologiques. Il faut bien comprendre que pour nous, occidentaux, Karl Marx est un auteur profondément ancré dans notre culture, que nous tombions d’accord ou pas avec ses idées. Pour un Chinois, c’est un auteur complètement étranger à sa culture. Les Chinois qui ont créé le parti communiste avaient un seul objectif : rétablir la dignité nationale, la souveraineté de la Chine. À cette fin, ils pensaient avoir besoin de l’appui d’une grande puissance étrangère. Ce ne pouvait pas être la France, qui avait en Chine des concessions. Ce ne pouvait pas être la Grande-Bretagne, qui y avait des concessions et une colonie. Ce ne pouvait pas être le Japon, qui venait d’acquérir la concession allemande du Shandong. Ce ne pouvait non plus pas être les États-Unis, qui soutenaient le Japon. Restait la Russie, dont les fondateurs du PCC escomptaient obtenir ainsi le soutien politique, voire financier ou militaire.
Après 1945, la grande masse des paysans chinois s’est ralliée au PCC, alors que tout aurait dû les conduire à soutenir le Guomindang de Tchiang Kaishek. Celui-ci disposait d’une armée deux fois plus nombreuse que celle de Mao Zedong, et beaucoup mieux équipée. Tchiang Kaishek bénéficiait du soutien des États-Unis et, en août 1945, signait un traité d’amitié avec Staline. Ce n’est évidemment pas par adhésion aux théories de la lutte des classes ou de la dictature du prolétariat que les paysans chinois ont soutenu le PCC, mais parce que celui-ci leur apparaissait comme un meilleur garant de l’indépendance nationale que le Guomindang. Contre les Japonais, Mao leur était apparu plus déterminé que Tchiang. La suite de l’Histoire les a confortés dans leur choix : dès la fin des années 1950, Mao Zedong a rompu avec les Soviétiques, tandis que Tchiang Kaishek est resté jusqu’à sa mort soumis aux Américains.
Qu’est-ce qui vous fait écrire que la Chine ne va pas dominer le monde ?
Nous autres, occidentaux, avons toujours voulu dominer le monde, estimant être porteurs d’une pensée universelle : jusqu’au XVIIIe siècle, il fallait apporter le christianisme aux peuples qui étaient dans le malheur parce qu’ils en étaient privés ; au XIXe siècle, on leur apportait la civilisation ; au XXe, la démocratie et les droits de l’homme.
Les Chinois ne partagent pas cette disposition d’esprit. Convaincus de la supériorité de leur culture, ils pensent cependant que celle-ci n’est adaptée qu’aux seuls Chinois. La Chine s’est constituée – comme la France d’ailleurs – par la conquête de régions voisines du centre du pays. Mais la Chine n’a jamais eu ni entrepris d’avoir des colonies par-delà les mers. Il est très remarquable que la Chine ait procédé, au début du XVe siècle, peu avant que le Portugal ne s’y lance, à des expéditions maritimes de grande ampleur, en Asie du Sud-est, dans le monde arabe et en Afrique, jusqu’en Tanzanie. Elle a échangé des cadeaux avec les chefs d’État rencontrés ; elle a tissé des liens commerciaux. Mais elle n’a nullement envisagé de s’installer dans l’un des pays traversés.
Ce que veulent les Chinois, c’est améliorer leur niveau de vie, s’enrichir, mais non pas dominer le monde. Le président Xi Jinping a expliqué, au cours du forum de Davos de 2017, que la Chine devait son relatif succès économique – devenue la deuxième puissance économique du monde, mais n’étant pas encore un pays riche – au « dur labeur du peuple chinois » et à la mondialisation. Ce à quoi tiennent les Chinois, c’est la libre circulation des marchandises, des capitaux et des connaissances scientifiques et techniques – et donc, autant que possible, la paix. Dans cette perspective, ils souhaitent évidemment être entourés de pays avec lesquels ils puissent entretenir des relations amicales. Ils sont déterminés à ce que leurs navires commerciaux circulent librement en mer de Chine. Ils sont convaincus que Taiwan reviendra au pays, comme l’ont fait Macao et Hong Kong. Mais ils n’ont pas besoin de colonies ni de bases militaires partout à travers le monde.
Pourquoi, selon vous, la démocratie n’est-elle pas une aspiration profonde du peuple chinois ?
Les Chinois ne contestent pas les principes de la démocratie. Ils pensent que la démocratie peut même, dans certains pays, être une excellente chose. Mais, ils pensent également qu’elle n’est pas adaptée au leur. Certes, il y a des Chinois partisans de la démocratie. Mais il ne s’agit que d’une minorité d’intellectuels. L’immense majorité des Chinois, y compris les intellectuels, sont convaincus que la Chine a besoin d’un pouvoir fort, centralisé – autrement dit « autoritaire ». Ils ont gardé le souvenir de la révolution républicaine de 1911, qui a aussitôt débouché sur l’indépendance du Tibet (en 1913) et sur la guerre civile entre les différentes régions du pays. Plus près de nous, ils n’ont pas oublié l’éclatement de l’URSS aussitôt après l’abandon du régime communiste. Ils pensent que la Chine est un pays trop vaste et trop divers pour supporter la démocratie. Si cette dernière advenait en Chine, ils imaginent volontiers que les régions de Shanghai et Canton ne manqueraient pas de revendiquer leur indépendance pour profiter pleinement de leur richesse et cesser de payer pour le Xinjiang, le Dongbei et d’autres régions pauvres de la Chine.
Au reste, beaucoup de Chinois voyagent à l’étranger, en qualité de touristes, d’hommes d’affaires ou d’étudiants. Ils peuvent lire, entendre et voir ce qui se passe dans les démocraties occidentales. Il est remarquable que cette découverte ne les ait pas fait changer d’avis : la démocratie, c’est bien pour vous, mais non pas pour nous !
Cet entretien est également disponible sur Mediapart Le Club.