Jean-François Bouchard est économiste, expert du monde monétaire et bancaire. Ancien conseiller du Fonds monétaire international pour l’Afrique centrale, il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « Un demi-siècle au bord du gouffre atomique », aux éditions Max Milo.
Combien de fois avons-nous risqué d’être entrainés dans une guerre nucléaire depuis 1945 ?
En soixante-dix ans, il y a eu exactement vingt-deux crises internationales ou conflits ouverts au cours desquels l’usage de bombe atomiques a clairement été sur la table.
La crise la plus célèbre est sans doute celle des fusées de Cuba : l’un des épisodes les plus « chauds » de la guerre froide entre le bloc occidental et le bloc soviétique. Mais d’autres épisodes de forte tension nucléaire ont marqué cette guerre froide, par exemple en 1961, avec la crise de Berlin, ou en 1983 lors des grandes manœuvres de l’OTAN Able Archer, ou encore lorsqu’un sous-marin atomique soviétique lanceur de missiles, le K-219, a coulé au large des côtes américaines en 1986.
Plusieurs bombardements atomiques ont été envisagés au cours de l’interminable conflit au Vietnam, comme en 1959 avec le plan White ou en 1968 au moment de l’offensive du Têt déclenchée par le général Giap. Mais ce qu’on sait peu, c’est qu’en 1954, lorsque l’armée française était assiégée à Diên Biên Phu, les Américains ont proposé au gouvernement de Guy Mollet trois bombes atomiques pour dégager le camp retranché.
D’autres épisodes nucléaires bouillants ont eu lieu en 1973, lors de la guerre du Kippour, lorsque le général Moshe Dayan a voulu atomiser Le Caire et Damas afin d’inverser le sort d’une guerre où Tsahal semblait ne pas pouvoir résister aux offensives arabes, ou en 1969, au moment de la guerre de frontière entre l’URSS et la Chine : Brejnev, le dirigeant soviétique de l’époque, fera demander presque officiellement aux États-Unis quelle sera leur attitude lorsqu’il déclenchera le feu nucléaire sur le territoire chinois. Heureusement, le conflit s’apaisera lorsque Soviétiques et Chinois parviendront à se parler lors des obsèques de Hô Chi Minh.
Mais la tentation d’utiliser des bombes nucléaires sera aussi très forte à trois reprises contre la Corée du Nord, d’abord en 1950 pendant la guerre de Corée, mais aussi en 1968 et en 1976 lors d’agressions nord-coréennes contre les armées américaines. On peut ajouter dans le même registre qu’en 1994 le président américain Bill Clinton voulait déclencher une guerre classique afin d’en finir avec les développements d’armes atomiques nord-coréens.
Pourquoi la politique des États-Unis vis-à-vis de la Coré du Nord est-elle, selon vous, inadaptée ?
En premier lieu, elle est inadaptée si l’on constate son résultat : les États-Unis, nation la plus puissante du monde, ont été incapables d’empêcher la Corée du Nord, l’un des pays les plus misérables de la planète, d’accéder au statut de puissance nucléaire dotée de fusées intercontinentales. Les trois dictateurs de la famille Kim qui règnent depuis 1948 sur la Corée du Nord ont su magnifiquement manœuvrer les présidents américains pour développer leur puissance nucléaire en dépit des menaces et sanctions de tous ordres.
La politique américaine est aussi inadaptée quant à ses modalités : agir par le biais de sanctions économiques est inopérant. Le meilleur analyste en la matière est Vladimir Poutine, qui a déclaré que les Nord-Coréens mangeront de l’herbe plutôt que de renoncer au programme nucléaire, qu’ils envisagent comme la garantie de leur sécurité face aux menaces américaines. De plus, ces sanctions ne fonctionnent pas : des rapports de l’ONU ou de l’ISIS montrent que de nombreux pays, y compris la France, l’Allemagne ou même le Japon, ont encore des liens économiques avec la Corée du Nord. Il est techniquement très difficile, voire impossible, d’isoler totalement un pays dans un contexte d’économie mondiale globalisée et ouverte.
Enfin, la politique américaine est philosophiquement contreproductive. La Corée du Nord a été fondée, et tire depuis soixante-dix ans sa cohérence, sur un sentiment profond, qui est la haine des Américains. Il faut se rappeler la guerre de 1950-1953 dans la péninsule coréenne : à la fin de celle-ci, la Corée du Nord est un pays ravagé jusqu’à l’os. Il est détruit à hauteur de soixante-dix pour cent. Les villes nord-coréennes ne sont que des tas de cendres et sur les trois millions de morts du conflit, deux millions sont du côté nord-coréen. C’est beaucoup pour un petit pays d’une douzaine de millions d’habitants à l’époque. Kim Il-sung va rebâtir son pays en capitalisant sur la haine des Américains, jugés responsables de cet épouvantable situation. Le mois de juin sera déclaré officiellement « mois de la haine de l’Amérique ». La détestation des Américains deviendra une matière obligatoire enseignée dans les écoles du pays. Les sanctions toujours plus dures et les discours toujours plus menaçants des présidents américains, et notamment aujourd’hui de Donald Trump, ne font que conforter cette situation dans laquelle les Nord-Coréens ont peur des menaces d’une Amérique qu’ils détestent. Et c’est pourquoi se doter de l’arme nucléaire est à leur yeux la seule solution pour se mettre en sécurité, de sorte qu’ils supportent sans se révolter les privations et la dictature.
Vous dressez, de manière surprenante, l’éloge de Clément Attlee…
L’Histoire juge assez mal Clement Attlee, Premier ministre du Royaume-Uni entre 1945 et 1951. Il souffre de la comparaison avec Winston Churchill, qui le méprisait ouvertement. Mais quel que soit le jugement que l’on porte sur Attlee, un épisode au moins justifie de reconsidérer sa mémoire : en décembre 1950, alors que la guerre de Corée faisait rage, il prit un avion pour Washington afin de rencontrer à titre privé le président américain Harry Truman. Attlee est très peu concerné par le conflit coréen ; certains ministres de son cabinet ne savaient même pas situer la péninsule coréenne sur la carte du monde… Mais Attlee est préoccupé par l’aspect moral que prend le conflit : en effet, le général MacArthur, qui dirige la coalition internationale contre la Corée du Nord, veut utiliser des bombes atomiques pour détruire en Mandchourie les bases arrière chinoises qui appuient Kim Il-sung. Or, pour Attlee, employer ces armes épouvantables ne saurait être justifié qu’en situation désespérée, et certainement pas dans un conflit entre la surpuissante Amérique et la minuscule Corée du Nord. L’opprobre qui en résulterait jetterait le discrédit pour l’éternité sur un monde occidental qui apparaîtrait n’accorder aucune valeur aux vies asiatiques.
Truman fut sensible à cet argument. Il s’engagera moralement à consulter ses alliés et refusera finalement à MacArthur l’autorisation d’utiliser des armes nucléaires. Il faut porter cela au crédit d’Attlee : si aucune bombe atomique n’a été utilisée depuis Hiroshima et Nagasaki, peut-être est-ce en partie grâce à cet homme, qui a su placer l’usage de ces armes terrifiantes sur un plan moral, et pas seulement militaire, et institutionnaliser la concertation avant le déclenchement de cette effroyable puissance destructrice.
Cet article est également disponible sur Mediapart Le Club.