Antoine Glaser, journaliste et écrivain, a fondé La Lettre du continent, lettre bimensuelle consacrée à l’Afrique. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage « Arrogant comme un Français en Afrique » aux Éditions Fayard.
Vous estimez que la France n’a pas marqué l’Afrique et qu’elle n’était que « le sucre sur le mille-feuille africain ». Pourquoi ?
La France n’a toujours aimé en Afrique que des reflets d’elle-même et des Africains plus francophiles que francophones. L’Afrique des Africains lui a largement échappé. Pour des raisons historiques – la guerre froide après les indépendances de 1960 – l’Afrique subsaharienne (Golfe de Guinée) a d’abord permis à la France d’assurer sa filière énergétique après la perte de ses réserves pétrolières et gazières en Algérie. L’uranium africain (Gabon et Niger) a également garanti à la France son feu nucléaire militaire et, plus tard, le « carburant » pour la vente des centrales nucléaires d’Areva. L’Afrique a également toujours assuré à la France son fauteuil au Conseil de sécurité des Nations Unies : puissance nucléaire et, au moins, le bloc des quatorze voix de ses anciennes colonies qui votent comme un seul homme toutes les résolutions qu’elle présente. Pendant des années, cela lui a permis de pouvoir poursuivre ses essais nucléaires dans le Pacifique et de ne pas être condamnée pour la guerre d’Algérie. Le « sucre sur le mille-feuille africain » était l’exportation en Afrique de son code napoléonien, sa culture, sa bureaucratie administrative, ses milliers de coopérants qui enseignaient l’histoire… de France. Bref, à créer, comme à Abidjan, un vrai « village gaulois » en terre africaine. Le mille-feuille, ce sont les strates de l’histoire africaine, ses structures ethniques et familiales complexes, son oralité négligée au profit de l’écrit français, son humanisme méprisé par des opérateurs français, parfois de belles âmes, mais aveuglées par la conviction de la supériorité de leur civilisation. Dans les strates de ce mille-feuille, il ne faut pas oublier ces califats qui n’attendaient qu’à être réveillés par une islamisation politique, dans une région sahélo-saharienne qui n’a cessé d’être « travaillée» par le wahhabisme en provenance du Moyen Orient.
Vous allez même jusqu’à évoquer un suicide français sur le continent africain. Est-ce aussi grave que cela ?
Ce n’est pas grave de mon point de vue. Mais, c’est certainement inquiétant pour tous les parlementaires et personnalités français(es) qui ont publié mille et un rapports expliquant, par exemple, que « l’Afrique est notre avenir » (rapport sénatorial de Jeanny Lorgeoux et Jean-Marie Bockel). À lire leurs rapports, il y a de quoi s’inquiéter sur la perte d’influence de la France en Afrique et la chute de ses positions commerciales. Une réalité masquée par une présence de l’armée française encore unique sur ce continent malgré le renforcement des Américains et des Chinois à Djibouti mais plus tournés vers le Proche et le Moyen Orient. Les partenaires européens de la France – qui se font tordre le bras pour engager quelques centaines de soldats au Mali ou en Centrafrique – sont par contre de plus en plus à l’offensive auprès des consommateurs des classes moyennes africaines. C’est la raison pour laquelle, j’évoque, dans l’épilogue de mon livre, « les occasions perdues » de la France en Afrique. Si elle avait été moins autocentrée, la France qui avait des positions historiques indéniables sur ce continent, aurait pu porter en Europe, le formidable dynamisme de l’Afrique qui comptera deux milliards d’habitants en 2050.
Vous parlez d’une France « Bunkerisée » qui se coupe de la population africaine. Pouvez-vous nous en dire plus ?
C’est une question de générations. On ressent le dépit amoureux des Africains qui ont été formés dans les écoles des missionnaires puis dans les universités françaises. Les plus francophiles d’entre eux ont vraiment cru à l’avenir heureux d’une communauté franco-africaine. Par contre, fatigués de se cogner aux portes de nos consulats, leurs enfants ou petits-enfants sont déjà partis vers d’autres cieux : Canada, États-Unis, Chine, Australie… Mondialisés, la France n’est plus leur obsession. Par contre, la diaspora africaine en France, souvent frustrée d’être laissée en marge et ne pas être sollicitée par les entreprises françaises présentes dans leurs pays, sont les plus violents contempteurs de la « Françafrique ». D’autant que ce sont souvent des exilés politiques tels que les Ivoiriens, restés fidèles à l’ancien président Laurent Gbagbo ou les Congolais de l’ancien régime de Pascal Lissouba. La plupart sont des binationaux. Mais les Français « de souche » qui les croisent dans la rue ne les considèrent pas comme leurs compatriotes.