Ian Brossat est adjoint à la Maire de Paris, en charge du logement et de l’hébergement d’urgence. Membre du Parti communiste français depuis 1997, il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « L’espion et l’enfant », aux Éditions Flammarion.
Votre grand-père était un espion singulier qui a agi par conviction et non par intérêt. Il se sentait une dette à l’égard de l’URSS. Pouvez-vous expliquer ?
Toute sa vie, mon grand-père s’est senti redevable. Il éprouvait une dette à l’égard des Soviétiques. Ils lui avaient sauvé la vie. Juif polonais, petit-fils de rabbin, il a fui son pays d’origine pour rejoindre l’URSS lorsque la menace nazie est devenue prégnante. Il m’a souvent raconté ce moment où son père lui a conseillé de partir pour qu’ « au moins l’un d’entre nous reste en vie ». Et à son arrivée, l’URSS lui a ouvert les bras. Elle lui a permis de finir ses études de médecine et de combattre les Nazis, puisqu’il s’est engagé dans l’Armée Rouge dès le lendemain de l’attaque allemande contre les Russes. C’est en Union soviétique aussi qu’il a pu terminer ses études de médecine. Après la guerre, il est retourné en Pologne. Il a appris que toute sa famille avait péri dans les camps, à Treblinka. Il est ensuite parti s’installer en Israël. Il avait alors quelques illusions sur le « sionisme socialiste ». Il y a fait une belle carrière qui l’a conduit à diriger un institut fabriquant des armes chimiques et bactériologiques. Dans les années cinquante, les Soviétiques lui ont demandé de livrer des informations relatives à son activité. Il a accepté sans hésiter. C’était sa manière à lui de régler sa dette. En cela, le parcours d’espion de mon grand-père est assurément singulier. Il n’a jamais été rémunéré pour son activité d’espionnage. Les Israéliens y ont d’ailleurs vu une circonstance aggravante, ce qui explique aussi la sévérité de la peine à laquelle il a été condamné.
Pensez-vous avoir réussi à réhabiliter la mémoire de votre grand-père avec ce livre ?
J’ai beaucoup d’admiration pour mon grand-père, je l’aimais profondément, mais mon objectif n’était pas de le réhabiliter. J’ai simplement voulu raconter son parcours. C’était important pour moi car j’ai longtemps dû taire cette histoire. Mon grand-père a été incarcéré en 1983. J’avais alors trois ans. Pendant dix ans, nous n’avions pas le droit d’en parler. J’ai estimé qu’il était temps d’assumer cette histoire, de la livrer. Et j’ai voulu comprendre son raisonnement et ses motivations. Aux yeux des Israéliens, il était un traître. Quand l’affaire est devenue publique, les journaux israéliens ont rempli des colonnes entières qui reprenaient cette thématique du « traître ». Lui ne supportait pas d’être qualifié ainsi. Pas seulement parce que le qualificatif est dégradant, mais parce qu’il se sentait doublement fidèle. Fidèle à l’État d’Israël qu’il avait servi. Fidèle aux Soviétiques qui lui avaient sauvé la vie. Les deux, indissociablement. Cela peut paraître rétrospectivement étrange ou naïf dans un tel contexte de guerre froide. Mais c’est ainsi qu’il raisonnait. C’est ce conflit de loyauté, cette complexité-là, que j’ai tenté de saisir.
Quel est votre rapport actuel à l’État d’Israël et en quoi l’Histoire de votre grand-père a-t-il influé sur celui-ci ?
Je n’ai pas la prétention d’avoir un jugement objectif sur la situation israélienne. Je ne suis pas un spécialiste du sujet. Cela dit, mon expérience personnelle m’invite à relativiser beaucoup l’assertion assénée sur tous les tons selon laquelle l’État d’Israël serait la « seule démocratie du Proche-Orient ». Pendant dix ans, après son procès qui s’est tenu à huis-clos, comme je vous l’indiquais, mon grand-père a été tenu au secret. Nous n’avions pas le droit d’en parler, nous devions nous adresser à lui en utilisant un nom d’emprunt. Si nous ne respections pas cette règle, nous perdions tout droit de visite. C’est ce qui est arrivé à ma mère lorsqu’elle s’est adressée à un avocat français, Antoine Comte, pour lui demander de nous aider. Plusieurs années durant, j’ai dû aller seul en Israël pour lui rendre visite. Je n’ai pas oublié tout cela. De même que je garde en mémoire le souvenir de ces prisonniers palestiniens emmenés à la même prison que mon grand-père et qui avaient un sac en toile sur la tête. Il ne fallait pas qu’ils puissent se repérer. Ce n’est pas tout à fait ce qu’on attend d’un régime démocratique.